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bon rapport, si le personnel qui l’exploite n’était pas si médiocre. On a repris cependant la Part du Diable, de M. Auber, le dernier des compositeurs français qui nous restent, et dans cet opéra Mme Gabel est chargée du rôle intéressant du jeune organiste Carlo Broschi, qu’elle chante et qu’elle joue avec la désinvolture qu’on lui connaît. Pourquoi tourmenter cette agréable artiste et vouloir lui donner des prétentions de grande cantatrice qu’elle ne pourra jamais justifier ? Qu’on la laisse donc une bonne fois tourner son compliment comme elle l’entend, qu’elle gazouille tout à son aise en franchissant d’un pied mignon le ruisseau qui passe, sans trop se préoccuper des mauvaises langues et des regards indiscrets ! Elle est comme Dieu l’a faite, elle plaît comme cela ; qu’on ne lui gâte pas ses succès. On a repris également les Monténégrins, opéra en trois actes, de M. Limnander, qu’on a réduit d’un tiers pour l’approprier à la taille d’un jeune ténor qui s’y est produit, M. Warot. C’est un ténor de genre dont la voix grêle ne manque pas d’un certain charme dans la partie supérieure de son échelle. Si M. Warot parvient à corriger un peu le défaut qu’il possède de chanter de la gorge, alors qu’il étreint trop fortement les notes qui forment la première octave de sa voix débile, il peut devenir un artiste utile et agréable.

L’Opéra est toujours dans cet état, défini par Bossuet quelque part, qui, sans être la vie, n’est pas la mort. C’est là, dans ce grand établissement lyrique et chorégraphique du siècle de Louis XIV, qu’il manque une autorité tout à fait compétente pour renouer la chaîne des temps. On y danse plus qu’on n’y chante ; tout s’y fait trop au hasard, et ce n’est pas probablement la faute de l’homme d’esprit qui fait mouvoir les ressorts de cette vaste machine, si le public est condamné à entendre perpétuellement les quatre ou cinq ouvrages qui sont au répertoire, considérablement affaiblis, altérés et souvent méconnaissables, comme le Comte Ory, qu’on a donné l’autre jour avec la reprise de la Sylphide pour les débuts d’une nouvelle danseuse, Mlle Emma Livry. N’était-ce pas bien téméraire à la jeune débutante d’éveiller le souvenir de la Taglioni, c’est-à-dire de la seule danseuse moderne qui ait possédé la grâce parfaite unie à la chasteté des poses ? J’avoue humblement que la danse n’a pour moi d’attrait et de véritable signification qu’alors qu’elle exprime la simplicité d’une nature choisie et élégante, ou bien l’idéal. Voilà pourquoi Mme Taglioni est restée pour moi un type incomparable qui m’a fait tomber les écailles des j’eux. Je ne demande pas mieux que de convenir que Mlle Livry a beaucoup de talent, une grande légèreté, et qu’elle fait des prodiges de ses pieds ; mais cela m’est parfaitement égal. Les amateurs de ces sortes de merveilles ont été très satisfaits de Mlle Emma Livry, et son nom a été inscrit à côté du meilleur cheval de course de la saison. Mme Emma Livry a trop d’habileté pour ne pas aspirer à mieux : elle est jeune, partant l’avenir lui appartient.

Le Théâtre-Français mérite, selon nous, une mention honorable pour la tentative hardie qu’il a faite de mettre sous les yeux d’un public frivole un chef-d’œuvre de l’esprit humain, l’Œdipe-Roi de Sophocle. Je sais tout ce qu’on peut dire contre la possibilité de faire goûter une conception dramatique d’un ordre aussi élevé et appartenant à une civilisation si différente de la nôtre. Cependant il appartient au Théâtre-Français d’entreprendre de