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mot les plus fines nuances du sentiment et de l’art qui en était la manifestation, en sorte qu’il y avait une entente parfaite entre le compositeur, ses interprètes et les auditeurs pour qui étaient instituées ces agapes de l’esprit. Le goût d’un public éclairé réagissait d’une manière favorable sur l’ensemble de l’exécution, qui se maintenait à un niveau digne de la capitale du monde civilisé. Cette pondération des divers élémens d’une représentation théâtrale n’existe plus. À proprement parler, il n’y a plus de public ; les salles de spectacle sont remplies d’une foule très mêlée, qui vient y étaler son luxe de fraîche date et l’ennui qui la dévore. Réunie pour quelques heures, dominée par une phalange d’applaudisseurs à gage, cette société de hasard, qui ne se tient par aucune alliance d’éducation commune, ne sait point discerner le vrai du faux, le délicat du sublime : elle subit grossièrement les sensations qu’on lui impose, sans résistance et presque sans contrôle. Au dehors, la presse, qui devrait être la gardienne vigilante de quelques principes incontestables et se charger d’éclairer par ses conseils cette foule qui traverse Paris comme une caravane, la presse, il faut bien le dire, est généralement plus soucieuse de défendre les intérêts matériels des théâtres et des artistes que l’avenir de l’art lui-même, en sorte que tout conspire à rompre le fil de la tradition, c’est-à-dire à altérer un certain idéal qui s’est formé lentement dans l’esprit humain par des siècles 4’expérience et une succession de chefs-d’œuvre.

Il y a quelques jours, je m’entretenais sur ce sujet avec un sociétaire de la Comédie-Française. — Vous avez bien raison, me dit-il, et nulle part cette absence d’un public difficile et soigneux de ses plaisirs n’est plus sensible qu’au Théâtre-Français. Si on nous enlevait trente ou quarante personnes qui jouissent de leurs entrées, qui possèdent la tradition de nos devanciers, et qui viennent chaque soir nous honorer de leur présence et de leur critique, nous serions livrés aux bêtes, à une foule affamée de distractions, aussi incapable de comprendre les chefs-d’œuvre que nous interprétons que de nous diriger par des encouragemens de bon aloi. — Cette question importante, que nous ne faisons qu’effleurer ici, mériterait d’être étudiée avec plus de soin et de loisir. Cela vaudrait bien peut-être l’intérêt qu’inspire aux académies la civilisation de Babylone où de Memphis.

Cependant le Théâtre-Lyrique, qui n’a pas de subvention, mais qui est conduit par un administrateur courageux, fait toujours merveille avec une vieillerie comme les Noces de Figaro de Mozart, ainsi qu’aiment à la qualifier les jeunes-premiers du feuilleton du progrès. Soixante représentations de la pâle musique que Mozart a mise sur l’esprit de Beaumarchais n’ont pas encore suffi à rassasier le public qui, trois fois par semaine, fait une lieue et demie pour aller entendre un opéra sans cloches, sans enclume et sans marteau. Que serait-ce donc si au lieu d’une traduction estimable, mais souvent infidèle, le public pouvait entendre le poème de Mozart rendu par une Mainvielle-Fodor, une Malibran, par un Garcia, un Lablache, accompagnés de tout le reste ? Non que je veuille amoindrir le mérite des trois cantatrices distinguées qui ont fait réussir au Théâtre-Lyrique cette difficile entreprise ; mais enfin elles chantent dans une langue qui n’est pas celle de Mozart, et les arrangeurs ; ont dû faire subir à la pensée du maître