Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mier venu. Et il y a des aveux qu’il est encore plus pénible de se faire : comment oser se dire que cette maîtresse, on l’a prise tout simplement parce qu’on la trouvait à sa portée, et que cet amant, on l’a accepté tout simplement parce qu’on le trouvait à son gré? C’est une sensualité satisfaite de part et d’autre, et il n’y a pas là de quoi être bien fier. De bonne foi, peut-on se résigner à une pareille humiliation? Venez donc à notre aide, sentimens affectés, phrases de romans, refrains de romances, galimatias passionné ! Des bonnes choses, on n’en saurait trop prendre; avalons tant que nous pourrons de cet alcool poétique jusqu’à ce que la tête nous tourne. Au bout de quelques semaines de cet agréable exercice, nous ferons de la poésie comme M. Jourdain faisait de la prose, sans nous en douter, et nous pourrons nous écrier, à la façon du Corrége : « Et moi aussi, je suis un héros de roman! » Notre époque philanthropique, économique, amie du bon marché, aura le mérite d’avoir inventé le romanesque à la portée de toutes les bourses. Ainsi donc ne vous gênez pas; vivez en concubinage, commettez quelque bon adultère dans des conditions bien infâmes : nous avons pour poétiser tout cela des recettes aussi simples que peu coûteuses. Le roman de Fanny vous en enseigne quelques-unes, par exemple celle-ci : si vous pensez qu’un peu de jalousie épicerait agréablement votre passion, et que vous ne trouviez autour de vous personne qui veuille jouer le rôle de rival, — eh! mon Dieu! prenez le mari; à défaut du mari, prenez les enfans. Ouf! J’ai envie de rouvrir mon Rabelais, de relire les plus salées des Cent Nouvelles, les Contes de La Fontaine, que sais-je? l’abbé Grécourt lui-même. Il n’est pas de lecture cynique qui ne me paraisse morale, salutaire, fortifiante, si elle me débarrasse des larmes de crocodile et des gémissemens puérils de la vorace sensualité contemporaine. Ce besoin de geindre, quand en définitive on ne demande qu’à jouir, agace les nerfs comme une hypocrisie.

Voilà pourquoi et comment la sensualité moderne, rapace, positive comme Harpagon, encourage les livres dont nous venons de parler. Cela lui fait plaisir de se voir, dans ce miroir qui n’est pas de Venise, bien vêtue, bien meublée, avec des robes de velours, des rideaux ramages à grandes fleurs, des guéridons en bois des îles, et tous les précieux bibelots de ce bon Roger. Le public est complice en plus d’un sens des livres qu’il applaudit, et c’est là le côté réellement grave de pareils succès. Quel est en effet le véritable public de notre temps? C’est le public des classes moyennes. Or je prendrai la liberté de demander à ce public à quel propos il se permet d’applaudir à tort et à travers de pareils livres. Eh! chers bourgeois, mes frères et mes cousins, os de mes os, chair de ma chair, vous que je connais si bien, voulez-vous donc me faire croire que