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s’en va, dans quelque restaurant équivoque, demander un plat de saumon, des petits pois et une meringue à la crème. Il dîne mal, c’est vrai; mais il s’est donné l’illusion d’un bon repas. Les personnages du roman contemporain, depuis quelques années, ressemblent tout à fait à ce gourmand parisien; ils voudraient bien avoir des passions : hélas! ils n’ont que des vices. Rien n’est triste par exemple comme les vains efforts de Fanny et de son amant pour s’élever vers une sphère à laquelle ils ne pourront jamais atteindre. Pauvres enfans! leur nature est trop maigre, leurs ailes sont trop courtes! Ils se battent les flancs pour être exaltés, romanesques, poétiques, et ils restent comme devant, très vulgaires et très prosaïques. Ils s’élancent et tombent à plat. Ils dressent leur table comme pour un festin splendide, et sur les plats d’argent empruntés qui la couvrent, ils n’ont à déposer qu’un assez médiocre ragoût de sentimentalité. Ils ont beau taire, Roger restera un jeune polka du boulevard de Gand[1], et Fanny restera ce qu’elle est probablement, l’agréable épouse de quelque entrepreneur d’affaires. Ce qu’ils prennent pour des passions, ce sont des vices très réels, des concupiscences très positives, qu’ils affublent d’oripeaux romanesques, de lambeaux poétiques, de défroques traînées depuis cinquante ans dans toute la littérature. Ouvrez un roman moderne, et vous y trouverez toujours cet inutile effort du vice pour se poétiser, pris au sérieux comme dans Fanny, ou parodié comme dans Madame Bovary.

Le succès de tels livres s’explique précisément par ce mélange de vice sérieux et de fausse passion, par ce placage de sentimens artificiels sur des sensualités réelles. Puisque j’ai osé dire à M. Feydeau que son livre me semblait mauvais, j’aurai le courage de faire une leçon de morale au public de mon temps. Veut-il me permettre de lui dire qu’il ressemble un peu aux héros et héroïnes des romans modernes? Ses vices lui suffisent dans la vie réelle, mais il n’aimerait pas qu’on les lui montrât dans leur crudité cynique, et, comme le roi nègre d’Henri Heine, il aime assez à se voir peindre en blanc. S’il n’a pas de passions, il ne serait pas fâché de croire qu’il en a, et il lui plaît de voir poétiser ses vulgaires aventures de la veille et ses vulgaires projets du lendemain. Il est certainement agréable pour le jeune Roger de se croire transformé en René, et pour Mme Fanny de se croire passée à l’état d’Indiana ou de Valentine. Il est déplaisant pour un jeune homme de s’avouer que, tout bien considéré, sa maîtresse n’est qu’une personne agréable, avec de jolis yeux et une taille plus ou moins souple; il est triste pour une jeune femme de s’avouer que son amant n’est après tout que le pre-

  1. C’est à regret que j’emprunte une expression à l’argot parisien. C’est un tort sans doute, mais en vérité j’emploie tous les moyens en mon pouvoir pour exprimer tout le charme du beau livre dont j’ai entrepris de parler!