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tout comme une vivante malédiction. Tous ces châtimens sont assez redoutables, mais ne suffisent pas à apaiser la Némésis insatiable de M. Feydeau. Quel supplice nouveau a-t-il donc inventé, grands dieux ! pour détourner ses contemporains de toute tentation adultère, puisqu’il n’a eu recours ni au coup de pistolet, ni aux pénalités légales, ni aux tortures d’un cœur brisé, ni au déshonneur public, ni aux remords ? M. Feydeau nous présente un adultère accompli dans les meilleures conditions : la sécurité des deux amans est complète, et c’est de cette sécurité même que naîtra leur châtiment. L’amant s’irritera de ce bonheur, et le fantôme du mari trompé se dressera devant lui comme le fantôme d’un rival. Une jalousie imprévue brûlera le cerveau du jeune adultère et le conduira à l’anéantissement physique et moral. Je crains fort que M. Feydeau n’ait manqué son but, et que ceux de ses jeunes lecteurs qui méditeraient de suivre les traces de Roger n’aient fermé le livre en disant : « N’est-ce que cela ? Je m’en moque ; je ne paierai pas une seule obole, je ne serai mordu par aucun serpent. » Je crois que le livre de M. Feydeau fera peu de conversions, et que lui-même fera bien de renoncer à la prétention de moraliser les populations. Ce thème de l’amant jaloux du mari peut avoir une autre valeur ; il peut intéresser le psychologue, l’homme qui se complaît dans l’histoire naturelle des passions. Il est certainement curieux, s’il n’est pas moral. Que la gloire d’avoir découvert une nuance nouvelle dans un sentiment humain suffise donc à M. Feydeau !

La morale étant mise hors de cause, restent le mérite littéraire, la peinture des caractères, qui sont assez vrais, s’ils sont insignifians, l’analyse d’un sentiment qui, s’il n’est pas exquis, est certainement rare. Avant d’entrer dans l’examen détaillé des beautés du chef-d’œuvre, nous dirons l’impression générale qu’il nous a laissée. A la première lecture, le livre fait illusion ; il frappe par un certain relief, par une certaine couleur, par un certain rhythme. On se laisse aller jusqu’au bout sans trop de résistance ; l’auteur vous fouette, vous éperonne habilement et vous enlève le temps de la réflexion. A la seconde lecture, tout change ; l’illusion s’est évanouie, le relief s’est effacé, les couleurs sont ternies, le rhythme est plein de discordances. L’auteur ayant perdu le pouvoir de vous éperonner pour vous faire parcourir une route que vous avez déjà faite avec lui, vous distinguez mille détails choquans qui avaient disparu dans la rapidité de la première lecture. Le véritable mérite de ce livre est, si je puis m’exprimer ainsi, un mérite fantasmagorique ; on sent que l’auteur est allé fréquemment en visite chez certains sorciers littéraires, et qu’il a essayé de déchiffrer le grimoire de leurs évocations. Malheureusement sa science est incomplète ; il connaît