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mais le public qui le fait, qui le subit, est toujours intéressant, et importe souvent beaucoup plus que le livre. Le succès, c’est la pierre de touche des esprits, et, qu’on nous passe cette expression, c’est le thermomètre des cœurs; il indique, à ne pas s’y tromper, les dispositions présentes des âmes contemporaines, l’état de la santé morale publique; il révèle la présence des polypes cachés, des infections contagieuses, des chancres rongeurs. Grâce à lui, on connaît la transformation la plus récente de cette maladie compliquée, dont les philosophes ont cherché vainement l’origine et le principe, qui s’appelle le mal moral. Il ne faut donc jamais laisser passer un succès sans l’arrêter au passage, car il porte toujours avec lui un enseignement, quel qu’il soit, et il est, toujours curieux, même lorsqu’il est désespérant.

Le roman de Fanny est un succès; des préfaces sournoisement élogieuses le disent, et M. Ernest Feydeau le constate glorieusement dans une certaine dédicace où il offre son livre comme un gage durable de son amitié. Exegi monumentum œre perennius. Plus ambitieux pour M. Feydeau que lui-même, nous souhaitons l’éternité à ses amitiés et un prompt oubli à son livre. L’enthousiasme a gagné jusqu’à l’éditeur, qui, dans des prospectus lyriques, proclame que Fanny est un de ces livres qui laissent une trace, un conseil, un souvenir. — Si parmi les lecteurs il est quelques malheureux sur lesquels ce roman ait laissé une trace, qu’ils prennent un fer rouge et qu’ils cautérisent vivement la plaie. — Ces prospectus lyriques sont d’ailleurs un chant de triomphe en même temps qu’un cantique de louanges, car les éditions se succèdent de mois en mois; le public tout entier, sans acception d’âge ni de sexe, a lu le livre avec empressement et curiosité.

Une chose me frappe cependant, c’est le caractère tout à fait excentrique et inusité qu’a revêtu ce succès. On lit Fanny avec empressement sans doute, mais on en cause avec un entraînement modéré. C’est un succès muet. Ce livre est caché, nous dit-on, sous toutes les toilettes, mais je suppose qu’on le trouve rarement dessus. Toutes les femmes l’ont lu certainement, et pourtant je doute que, dans les maisons où la folie n’est pas encore entrée, elles le laissent traîner sur les canapés et sur les tables. Je présume même que plus d’une fois on l’a dissimulé vivement à l’entrée de certains visiteurs, et qu’on a nié avec une vertueuse hypocrisie avoir commis cette lecture. On nous cite à ce propos un petit trait de mœurs tout à fait significatif, qui est trop joli pour être faux, et qui éclairera peut-être M. Feydeau sur la nature de son succès : il s’agit des précautions qu’emploient pour acheter ce roman les belles dames qui n’ont pas osé l’emprunter, ni même prier quelque complaisante