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trie adoptive. Ma femme, partie de Lorient le lendemain même de notre départ, était venue m’y attendre. Je lui avais donné l’espoir que l’escadre y arriverait avant elle. Vingt jours s’étaient écoulés, et l’on n’avait encore aucune nouvelle de nos vaisseaux. Nous pouvions aussi bien être sur le chemin de Portsmouth ou de Plymouth que sur celui de Brest. Qu’on juge des inquiétudes d’une jeune femme séparée dans de telles circonstances de son mari; mais les peines passées ne sont heureusement qu’un songe, et lorsqu’un canot du port l’amena le long du Marengo, ma pauvre femme oublia bien vite ce trop véridique dicton, qui devait prendre naissance sous le ciel mélancolique de la Bretagne : Femme de marin, femme de chagrin !


III.

On a souvent reproché aux marins français l’absence de discipline. Ce reproche est-il bien fondé? Sans doute une révolution qui avait passé le niveau sur toutes les têtes ne pouvait manquer de relâcher pendant quelque temps les liens de la subordination dans la marine aussi bien que dans l’armée; mais lorsque l’édifice social se fut raffermi, le salutaire principe de l’obéissance passive ne fut plus que bien rarement méconnu dans nos rangs. On le vit respecté dans notre escadre alors même que le chef semblait s’aliéner à plaisir l’estime et l’affection de ses subordonnés. Pendant près de deux ans, j’ai été témoin des plus déplorables scènes; je n’ai jamais été témoin d’un acte sérieux d’indiscipline. Les plaintes trop fondées auxquelles donnait lieu un caractère violent et fantasque, dont la bizarrerie touchait presque à l’extravagance, finirent par arriver jusqu’aux oreilles de l’empereur. Le ministre Decrès reçut l’ordre de chercher un autre commandant pour l’escadre de Brest : il fit choix d’un des officiers qui venaient de s’illustrer dans les mers de l’Inde, et cet honneur, décerné à une glorieuse carrière, fut un plus grand service rendu à la discipline que ne l’eussent été tous les lits de justice ministériels et tous les conseils de guerre. Le commandement de l’escadre m’avait été remis par l’amiral tombé en disgrâce, plus soucieux d’aller se justifier que d’attendre son successeur. J’avais quelques titres peut-être à conserver cette position, qui n’eût été, avec le grade d’officier-général, que le juste prix de mes services : j’aurais pu invoquer sans crainte à cet égard le témoignage de tous mes camarades; mais, je puis l’affirmer, aucune amertume ne se mêla à mes regrets. Je me sentis heureux de me trouver sous les ordres d’un chef dont la loyauté m’était depuis longtemps connue, et qui devait, dans le cours de son commandement, m’en donner à diverses reprises les plus honorables preuves.