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mieux enfreindre les ordres de l’amiral que de périr. Engagés comme nous l’étions, il fallait continuer à courir sous les mêmes amures et se résigner à toutes les chances du plus terrible naufrage. L’amiral finit cependant par s’apercevoir des périls de notre situation : il laissa chaque capitaine libre de sa manœuvre pour la sûreté de son bâtiment. Cette tardive décision en effet ne pouvait plus rien pour le Marengo. La route nous portait sous le vent de la Vieille, la dernière des roches qui prolongent la pointe du Raz. Nous n’avions d’espoir que dans l’influence du courant qui tourbillonne autour de cet écueil, et qui pouvait miraculeusement nous le faire doubler. Ce fut alors que je pus apprécier toute la valeur de mon excellent équipage. Le silence le plus profond régnait à bord; on n’entendit pas un cri, on ne vit pas un signe de faiblesse. Chacun, attentif aux ordres que je donnais, ne songeait qu’à les exécuter. S’il y eut en ce moment quelque symptôme de crainte, ce ne fut que parmi nos prisonniers. Comme je l’avais prévu, le courant, quand nous nous fûmes rapprochés de la Vieille', nous soutint un peu contre l’effort du vent. Nous parvînmes à doubler ce danger, sur lequel la mer déferlait avec une incroyable furie; mais nous en passâmes à peine à quelques brasses. Ainsi se vérifia pour nous ce vieux proverbe recueilli par le vice-amiral Thévenard : Qui a passé le Raz sans malheur ne l’a pas passé sans peur.

Les vents se maintinrent au sud-ouest grand frais; la croisière ennemie avait dû prendre le large. L’escadre se dirigea donc sur le goulet de Brest, et le soir même, avant que la nuit fût close, elle jetait l’ancre sur la rade, à côté du vaisseau le Nestor, le seul vaisseau qui, avec quelques frégates, fût mouillé en ce moment devant le premier port de l’empire. L’arrivée de notre division fut un grand événement pour ce port, condamné depuis plusieurs années à la solitude. La population de Brest n’a point d’autre industrie que le service de l’état; c’est pour ainsi dire son unique moyen d’existence. Aussi l’absence de nos forces navales était-elle pour cette ville une calamité véritable : une profonde misère en était la conséquence naturelle. Pendant que, grâce aux efforts d’un gouvernement qui réparait magnifiquement ses fautes, nous comptions à la fin de 1811 près de soixante vaisseaux armés, dix-huit dans l’Escaut, sept au Texel, deux à Cherbourg, quatre à Lorient, trois à Rochefort, dix-sept ou dix-huit à Toulon, cinq ou six à Gênes, à Venise et à Naples, la ville de Brest restait veuve de ses escadres et ne voyait plus d’autres bâtimens que ceux mêmes qui sortaient de sa rade. Notre arrivée fut donc saluée par une joie unanime et nous valut le plus cordial accueil. Pour moi, j’allais retrouver ma famille. Les fonctions de mon père l’avaient fixé à Brest, et cette ville si bonne, si patriotique, si hospitalière, est restée depuis lors ma pa-