Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suppose un accroissement essentiel dans nos facultés. Il se peut qu’elles restent les mêmes dans tous les temps. L’enfant né dans le monde civilisé peut n’être pas supérieur à l’enfant né chez les barbares ; mais le milieu où tous deux se développent diffère, et c’est ce milieu qu’il faut étudier. Or c’est un fait historique que la direction et le niveau des notions intellectuelles et morales varient sans cesse ; elles sont la règle ou la source principale des actions humaines, et elles sont dans un perpétuel changement. Serait-ce que les principaux dogmes de la morale sont instables ? Ils n’ont guère subi de mutations. Si donc la civilisation en éprouve sans cesse, ce qui change, ce qui détermine son cours et ses progrès, ce ne sont pas les notions morales, ce sont les connaissances intellectuelles. En effet, là est l’empire de la mobilité. Les vérités qui relèvent de l’intelligence vont en s’accumulant. Non-seulement la science fait des progrès plus rapides que la moralité, mais elle a des résultats plus durables. Le bien qu’on a fait peut périr, le vrai qu’on a trouvé subsiste. Ce n’est pas la conscience morale qui a fait tomber les persécutions religieuses, c’est la raison. Les persécuteurs pouvaient avoir des sentimens aussi purs, des intentions aussi droites que les amis actuels de la liberté des cultes. Ceux-ci ne sont pas meilleurs, ils sont plus éclairés. Si la guerre est de moins en moins dans les mœurs de l’humanité, ce grand progrès n’est pas tant du à des vertus nouvelles qu’à de nouvelles idées. Les procédés mêmes de l’art militaire, les sciences, l’industrie, la navigation à vapeur, les chemins de fer, de plus saines notions sur le commerce et sur l’intérêt social, voilà ce qui doit amener l’affaiblissement de l’esprit militaire et rendre plus rare le recours aux armes. Qui peut mesurer l’influence exercée sur la question de la guerre par la publication de l’Essai d’Adam Smith sur la richesse des nations ? Ces exemples montrent que les grands changemens dans la civilisation d’un peuple dépendent seulement de trois choses : la masse de connaissances réunies par les hommes les plus intelligens et les plus habiles, la direction que tout ce savoir a prise et les objets auxquels il s’applique, enfin et surtout le degré de diffusion que les lumières ont atteint, et la liberté avec laquelle elles pénètrent dans toutes les classes de la société.

Il faut donc partir de ce principe : la totalité des actions humaines est gouvernée par la totalité de la connaissance humaine. Pour chercher, à l’aide de ce principe, chez une nation donnée, les lois générales de la civilisation, qui sont les lois mentales de l’humanité elle-même, il sera bon que le développement de cette nation n’ait été modifié par aucune cause étrangère, et que tout le mouvement social y soit autant que possible original. Cette considération a dé-