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d’avance au succès de combinaisons gigantesques. Nous n’avions plus ni matelots, ni commerce; il fallut bien entreprendre de fonder avec des recrues une marine nouvelle. L’empereur n’hésita pas à prendre pour base de cette marine la permanence des armemens et l’invariable fixité des équipages. Ce n’était pas là le rêve d’un utopiste; c’était simplement une idée pratique, car, ne pouvant faire revivre ce qui nous manquait, on cherchait courageusement à y suppléer; c’était une idée juste, car on n’eût point eu d’objection à lui opposer, s’il n’y avait eu pour les conscrits de la marine cette terrible épreuve épargnée aux conscrits de Lutzen et de Bautzen : le mal de mer. En politique néanmoins, il faut quelquefois savoir fermer les yeux sur les inconvéniens qu’on ne peut éviter.

Le nouveau système imposé par de fatales circonstances à notre marine exigeait de fréquens exercices. Il fallait instruire nos escadres dans le port, puisque nous renoncions très sagement à faire leur éducation à la mer. La rade de Lorient n’offrait point l’espace nécessaire pour les évolutions de quatre vaisseaux : elle laissait au contraire à l’ennemi mouillé sous l’île de Groix toute facilité pour bloquer cette division. L’officier-général qui nous commandait reçut l’ordre de saisir la première occasion de passer de Lorient à Brest. Nous nous préparâmes immédiatement à l’appareillage, et nous n’attendîmes plus pour mettre sous voiles que le moment où la croisière anglaise serait amenée, par une éventualité quelconque, à se relâcher de sa surveillance. Pour qui n’a point vécu dans les temps agités au milieu desquels se sont écoulés mon âge mûr et ma jeunesse, la résolution que je pris à l’annonce de ce prochain départ demeurera inexplicable. Je sollicitai sur-le-champ du ministre de la marine l’autorisation d’unir mon sort à celui d’une femme que j’aimais en secret depuis deux ans. Jusqu’alors je ne m’étais point senti le courage de lui offrir ce triste don, gage de tant d’inquiétudes et de souffrances, qu’on appelle l’amour d’un marin; mais je pensai qu’au sortir du port nous pourrions rencontrer l’ennemi, et je voulais, dans le cas où je trouverais la mort sur le champ de bataille, laisser à la femme dont mon cœur avait fait choix mon nom et ma chétive fortune. Le jour même où je contractai cette union, nous n’attendions que l’heure de la marée favorable pour appareiller. La marée venue, le vent manqua, l’ennemi reparut devant les passes, et nous restâmes encore un mois sur la rade de Lorient.

Un matin enfin, le 8 mars 1812, les sémaphores signalèrent qu’un des quatre vaisseaux de la croisière anglaise qui se tenait habituellement mouillée sous l’île d’Yédik, à l’entrée de la baie de Quiberon, venait de se jeter à la côte. Cet événement, qui nous donnait sur l’ennemi la supériorité du nombre, concordait avec une marée favorable. Après une longue indécision, l’amiral se décida