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Aurait-on trop présumé de la raison, fait injustice au passé, trop peu ménagé l’erreur ? Qui sait même si c’était bien l’erreur, et si l’humanité n’a pas été follement présomptueuse ? Comme elle a bien mérité d’être humiliée ! Quelle folie d’aller échanger la sécurité de la possession contre les anxiétés de la poursuite ! Tout allait-il si mal enfin ? ruines, que ne vous relevez-vous ? »

Quelle différence si vous écoutez ces opiniâtres dont rien ne trouble la confiance dans l’esprit du temps ! Tout est serein et rassurant. Ils n’imaginent point que la Providence ne se mêle de ce monde que pour le châtier ; ils s’étonnent que les idées noires du judaïsme aient encore assez de pouvoir pour persuader que tout coup de tonnerre est une punition, et que les rivières débordent pour le plus grand bien des inondés. Ce sont des gens positifs, qui ne se paient pas de suppositions, surtout quand elles sont décourageantes, et qu’elles servent à favoriser l’indolence sous le nom de résignation. — Tant que l’homme est sur la terre, disent-ils, il est en droit d’améliorer la terre. S’il fait bien de supporter le mal avec courage, il montre un meilleur courage en cherchant à le réparer ou à le prévenir. Ces lois de la nature dont on déplore avec complaisance les terribles effets, l’homme a pu souvent s’en emparer, et chaque fois qu’il l’a fait, il s’en est bien trouvé. A quoi sert de lamenter la condition humaine comme font les prédicateurs, si c’est pour conclure qu’il faut l’accepter telle qu’elle est, et servir ainsi les vues de ces dominateurs égoïstes qui ne songent qu’à la maintenir, puisqu’ils l’exploitent ? Quel fruit à tirer de tous ces historiens romantiques qui ne cherchent dans les choses terrestres que le pittoresque, et qui nous ramèneraient aux vieilles mœurs, parce qu’elles ont plus de poésie que les nouvelles ? Que faire de ces publicistes mélancoliques qui ne songent qu’à baiser la poussière des tombeaux, et prennent les caveaux de Saint-Denis pour les champs de l’avenir ? Qu’attendre même de ces philosophes contemplateurs, plus occupés de décrire le mécanisme de l’âme que de le mettre en mouvement, et qui se bornent à constater quelques idées nécessaires de tous les temps, sans les consacrer au travail des temps nouveaux, à la création actuelle d’un nouveau savoir par l’expérience et l’observation ?

Il faut sans doute un rude courage, il faut beaucoup exclure et sacrifier bien des choses, pour oser ainsi ne s’intéresser qu’aux progrès effectifs de la société : l’esprit ne peut se retrancher toute sympathie pour le passé sans rétrécir un peu sa sphère, sans renoncer à quelques-unes de ses richesses, sans les jeter à terre comme un bagage inutile ; mais ceux-là s’inquiètent peu de s’alléger ainsi qui veulent avant tout marcher et arriver vite. Ils croient d’ailleurs qu’ils vont en quête d’un trésor qui les dédommagera de ce qu’ils