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Je ne fus pas moins révolté de la justice anglaise que du délit qu’on se crut obligé de punir. Le pauvre diable dans le sac duquel on avait trouvé cette preuve incontestable de pillage reçut cent coups de corde sur le dos. On voulut me persuader que, si je n’avais été amariné que par un seul vaisseau, je n’aurais rien perdu ; ces excuses me touchèrent peu : j’étais plus affligé de ma captivité que de mes pertes, et ma seule préoccupation était de pouvoir prendre bientôt ma revanche.

Le soir, la brume s’était dissipée ; l’armée anglaise naviguait formée en ligne de bataille. La Mignonne longea cette ligne, et fut saluée des hourras de tous les vaisseaux, comme si cette capture d’une frégate par une escadre eût été un grand fait d’armes ! Après une croisière de huit jours devant Brest, le Minotaur et la Mignonne se dirigèrent vers les côtes d’Angleterre. Le lendemain du jour où nous nous étions séparés de l’armée, je passai avec tous les hommes de mon équipage du vaisseau sur la frégate. Le Minotaur fit route pour rejoindre l’escadre du blocus, et la Mignonne mit le cap sur Plymouth. Je trouvai à bord de ce bâtiment, qu’il ne m’était plus permis d’appeler le mien, le brave général Arthur et les autres membres de la commission qu’on avait jugé inutile de déplacer. Notre nombre était à peu près égal à celui des matelots dont on avait composé l’équipage de la prise. Bien que ces Anglais fussent tous armés de pied en cap, qu’ils portassent à la ceinture sabre et pistolets, leur état d’ivresse eût favorisé notre révolte. La route que nous avions suivie nous avait rapprochés des côtes de France, nous n’en étions plus qu’à quatre lieues : deux heures pouvaient nous y conduire. Quant à moi, le succès ne me paraissait pas douteux ; mais pour réussir il fallait de l’accord entre nous, il fallait surtout prendre une prompte décision. Malheureusement on ne raisonne pas avec la peur. Plusieurs des nôtres ne voyaient que le danger de l’entreprise, sans réfléchir aux avantages qui en résulteraient pour nous. La tiédeur des uns, le manque d’énergie des autres firent avorter un projet qui eût fait de notre liberté l’honorable récompense de notre courage. Dans cette occasion, j’ai vivement regretté les marins dévoués que la fièvre jaune et le feu de l’ennemi m’avaient enlevés dans le cours de cette funeste campagne. Ceux-là m’auraient sans doute permis d’accomplir mon dessein.

Quelques heures après que la frégate eut jeté l’ancre sur la rade de Plymouth, on nous transporta à bord du vaisseau le Bienfaisant, disposé en ponton. Ce bâtiment était échoué sur un plateau de vase presque liquide, qui l’environnait de toutes parts jusqu’à deux milles au moins de distance, et sur lequel il ne trouvait d’eau pour flotter qu’à marée haute. En arrivant à ce triste dépôt des prisonniers,