Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/950

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puis, me serrant de plus près, mais sous le vent encore, les deux vaisseaux qui m’avaient poursuivi les premiers, et que j’ai su plus tard être le Minotaur et le Thunderer ; au vent, plusieurs navires ayant toute l’apparence de frégates, et enfin, de l’avant, coupant obliquement la route que je suivais, le vaisseau l’Albion. Nous étions cernés de toutes parts. Il ne nous restait plus d’autre chance de salut que de forcer le passage en arrière de l’Albion. Je voulais arriver brusquement vent arrière, passer à poupe de ce vaisseau, lui lâcher toute ma volée, faire hisser les bonnettes, et, s’il le fallait, rester seul à la barre pour gouverner la frégate. Cette résolution, avec un équipage plus valide et mieux trempé, eût sans doute réussi. Nous n’avions que neuf lieues à parcourir pour nous trouver sous la protection des forts ou des rochers de la côte de Bretagne. Quels brisans ne m’eussent en ce moment paru préférables à la perspective de la captivité ! Malheureusement on sait avec quels hommes on m’avait renvoyé en France : des conscrits, des malades, des convalescens !

Lorsque je fis ralinguer mes voiles de l’arrière pour rendre mon arrivée plus prompte, le feu de l’Albion, qui n’était plus qu’à quelques encablures, augmenta de vivacité ; plusieurs boulets percèrent la muraille de la frégate, ou ricochèrent sur le pont. Les marins employés à la manœuvre des vergues éprouvèrent l’émotion de gens peu habitués à un salut semblable ; ils abandonnèrent les voiles, qui, par le seul effet de la brise, s’orientèrent de façon à contrarier l’effet du gouvernail. La frégate, tout en augmentant son sillage, ne put faire qu’une abatée insuffisante ; elle portait son beaupré dans les grands haubans du vaisseau, et il ne lui restait plus assez d’espace pour continuer son évolution. Force nous fut de revenir au vent pour éviter un abordage dont les suites n’étaient à redouter que pour la Mignonne. Nos poudres étaient épuisées. L’Albion avait pris les mêmes amures que nous et continuait son feu ; le Minotaur parvenu dans notre hanche du vent, le Thunderer se tenant dans nos eaux, tiraient également sur la frégate. Je cédai au destin et donnai l’ordre d’amener le pavillon. Quand on a traversé une seule fois cette cruelle épreuve, je ne sais comment on peut avoir le courage de s’y soumettre encore. Pour moi, je le déclare, la mort ne me paraîtrait rien auprès de l’angoisse d’un pareil moment. Il semble que tout s’écroule autour de vous, et que c’est à peine si l’honneur vous reste. Boabdil n’a jamais pleuré son royaume avec les larmes de sang que m’a coûtées la perte de ma frégate.

La Mignonne fut amarinée par les trois vaisseaux. Les officiers qui vinrent en prendre possession affirmaient que nous n’étions pas en guerre, que l’armée anglaise avait seulement reçu l’ordre d’arrêter les bâtimens français jusqu’à ce que les deux nations se fussent