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de Port-au-Prince à l’abri d’un coup de main, et que cette considération devait primer toutes les autres. Je n’avais plus qu’à me résigner. Le 24 avril 1803, après avoir touché au Cap pour y recueillir de nouveaux documens sur l’effectif réel des troupes et sur le chiffre de nos pertes, nous débarquâmes, à l’est de la Caye-d’Argent, circonstance des plus favorables pour nous assurer une courte traversée, puis nous cinglâmes vers Brest sans avoir le moindre pressentiment du sort qui nous attendait.

Aux atterrages des côtes de France, nous trouvâmes de gros vents de sud-ouest accompagnés d’une brume excessivement épaisse. Dans une éclaircie qui ne dura que quelques heures, deux navires suédois passèrent assez près de nous pour que le général Arthur, notre passager, qui parlait avec facilité l’allemand, pût les interroger sur la situation politique de l’Europe. Les réponses de ces bâtimens ne pouvaient nous inspirer qu’une sécurité complète. Le lendemain, 28 mai 1803, à quatre heures du matin, notre sillage était de dix ou onze nœuds à l’heure ; la sonde nous plaçait à neuf lieues environ des côtes de Bretagne, lorsqu’on me prévint qu’on apercevait un vaisseau courant de manière à croiser notre route. Vu à travers la brume, ce bâtiment, déjà très rapproché, avait l’apparence d’une montagne. Ma première pensée fut que nous avions devant nous un vaisseau français sortant de Brest, mais quelques instans après nous distinguâmes quinze vaisseaux rangés en ligne de bataille. Cette armée navale ne pouvait appartenir qu’aux Anglais. Je jugeai prudent de serrer le vent et de m’écarter de ces voiles suspectes. J’avais à peine exécuté ce mouvement, que deux vaisseaux, celui de tête et celui de queue, se mirent à ma poursuite en larguant des ris et en augmentant leur voilure. Depuis deux heures, ces navires nous chassaient sans nous approcher, et je me croyais déjà certain de leur échapper, lorsqu’un seizième vaisseau parut devant nous, courant à contre-bord, sous ses quatre voiles majeures, deux ris dans les huniers. Il ne me semblait pas impossible d’en passer au vent à bonne distance, et notre salut dépendant du succès de cette manœuvre, je portai toute la voilure que permettait la mâture de la frégate. La mer était fort grosse. Dans un coup de tangage, j’entendis craquer le grand mât, qui, pendant toute la traversée, n’avait cessé de m’inspirer des inquiétudes. Il fallut me résoudre à carguer la grande voile. En ce moment, le vent passa au nord-ouest, la brume se dissipa comme par enchantement : le vaisseau qui était devant nous répondait aux signaux des deux autres, et quelques minutes après ouvrait à grande portée son feu sur la frégate. Nous ripostions de notre mieux, mais sans beaucoup d’effet. Je pouvais alors, grâce à l’éclaircie, bien juger de notre position. Derrière moi se trouvait à une assez grande distance le gros de l’armée anglaise ;