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Je n’eus pas le courage de leur reprocher leur désobéissance : ils en étaient, hélas ! assez sévèrement punis. Les deux officiers moururent dans des souffrances atroces, l’un cette nuit même, l’autre trois jours après. La perte de la frégate fut de vingt et un hommes ; celle du vaisseau atteignit à peu près le même chiffre.

J’avais fait dresser des cadres dans toutes les parties du bâtiment où l’on en pouvait placer, sans en excepter ma chambre, dans laquelle je voulus installer le brave et malheureux colonel Nétervood. Toute la batterie et l’entre-pont étaient encombrés des victimes de ce désastreux combat. Lorsque le colonel fut transporté à bord, il me tendit affectueusement la main et serra la mienne avec force sans proférer une seule parole. Il ne laissa échapper aucune plainte et ne cessa pas un instant d’être calme et résigné ; il n’ignorait pas cependant que sa blessure était mortelle, et qu’il allait être séparé à jamais d’une jeune personne qu’il idolâtrait, à laquelle il devait s’unir à son retour au Port-au-Prince. Triste et dernière faveur du ciel ! il vécut assez de temps pour lui donner son nom, et eut la consolation de l’épouser avant de mourir.

Il ne fallut pas moins de toute la nuit pour nous reconnaître au milieu de ce désordre et faire nos préparatifs de départ. Le vaisseau, plus éloigné de terre, avait reçu tous les hommes valides ; tous les blessés étaient à bord de ma frégate. Outre les marins, nous avions perdu trois cent cinquante soldats. Dès le point du jour cependant, le Fort-Liberté tirait sur nous ; le vaisseau riposta et bientôt éteignit son feu. Les boulets ennemis ne nous firent d’ailleurs d’autre mal que de nous couper quelques manœuvres. À peine la brise se fut-elle élevée, que je mis sous voiles pour le Port-au-Prince, où j’arrivai le lendemain dans la matinée. J’allai aussitôt rendre compte à l’amiral du triste résultat de notre expédition. L’amiral pensa qu’il fallait cacher au public ce douloureux événement pour ne pas ajouter au découragement qui commençait à gagner les plus fermes esprits. Il me prescrivit de ne débarquer les blessés que pendant la nuit. Cette précaution ne retarda la connaissance de notre irréparable échec que de quelques heures. La consternation fut profonde ; ce fut à qui se hâterait de fuir un pays que ce dernier revers allait peut-être livrer aux vengeances d’un ennemi implacable. Les plus présomptueux sentirent que désormais on ne pouvait plus se maintenir à Saint-Domingue qu’en réclamant de nouveaux secours de la métropole. Afin d’obtenir ces secours le plus promptement possible, on résolut d’envoyer en France sur ma frégate une commission composée d’un général de brigade, d’un intendant militaire, et de deux officiers supérieurs appartenant au génie et à l’artillerie. Dans cette commission, je dus représenter la marine. L’amiral Latouche m’avait souvent