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saluèrent d’une vive fusillade jusqu’au moment où nous fûmes à portée de la caronade dont j’avais fait armer ma chaloupe. Je m’empressai de faire parvenir à Léogane les divers objets qui m’avaient été demandés ; mais le nombre des ennemis grossissait chaque jour. Ils investirent complètement la place, et ils finirent par s’emparer d’une batterie de vingt pièces de gros calibre, construite sur le bord de la mer pour assurer la défense de la rade. Les communications furent dès lors interceptées, et il nous fut impossible de continuer à ravitailler la garnison de Léogane. Dans cette situation désespérée, j’envoyai une petite goélette, qui avait été placée sous mes ordres, demander des renforts au Port-au-Prince. En attendant, je cherchai à déloger les insurgés de l’ouvrage dans lequel ils s’étaient retranchés. Les revêtemens en terre demeurèrent impénétrables à mes boulets ; j’y aurais épuisé, je crois, toutes les munitions de la frégate. J’avais recueilli à bord de la Mignonne plusieurs noirs échappés aux fureurs de Dessalines ; l’un d’eux m’avait déjà rendu d’importans services. Je le fis venir et lui proposai de porter pendant la nuit une lettre au commandant de Léogane. Cet homme courageux accepta sans hésiter une mission dans laquelle il y allait presque à coup sûr de sa tête. La lettre que je lui confiai renfermait une série de signaux. Dès que l’obscurité fut complète, je le fis mettre à terre. Il s’était à peine écoulé cinq minutes depuis qu’une de nos pirogues l’avait déposé sur la plage, que nous entendîmes des cris, suivis presque aussitôt de plusieurs coups de fusil. Je ne doutai pas que ce malheureux messager n’eût été découvert et fusillé sur-le-champ. Ma surprise et ma joie furent bien grandes, lorsque, vers dix heures du soir, je vis s’élancer dans la direction de la ville deux fusées qui m’annonçaient que ma lettre était parvenue à sa destination. Avant le point du jour, ma longue-vue était braquée du côté de Léogane. J’aperçus nos signaux qui flottaient au vent. La place m’annonçait qu’elle pouvait encore tenir pendant deux ou trois jours.

Le nègre qui s’était chargé de porter ma missive n’avait pu prendre pied sur le rivage, sans attirer l’attention des révoltés ; mais il avait eu la prévoyance de se mettre entièrement nu et de se frotter d’huile. Plusieurs fois ses adversaires mirent la main sur lui, sans pouvoir le saisir. Ce fut alors que partirent les cris que nous avions entendus. Le nègre était agile. Au milieu de ce péril pressant, il conserva toute sa présence d’esprit. Après avoir brusquement écarté les gens qui l’entouraient, il se mit à fuir, et, comme il le disait avec le sang-froid d’un héros et la sagacité d’un sauvage, « la couleur noire ne se distingue pas aisément la nuit. » Il fut bientôt hors de vue. Au lieu de continuer à suivre le sentier, il se jeta de côté, se coucha à plat ventre dans les broussailles et ne bougea