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et irréconciliables, dont j’ignorais la langue, qui ne savaient pas pour la plupart un mot de la mienne, et dont les usages me semblaient d’une grossièreté révoltante. Ce luxe de table si différent du nôtre, ces énormes pièces de viande faites pour figurer dans un festin homérique, ces ragoûts épicés à emporter le palais, cette profusion de vins frelatés et capiteux, ces toasts multipliés qui faisaient disparaître de moment en moment quelques-uns des convives sous la table, cet appétit brutal, cette ivresse sans gaieté, tout cela me semblait digne d’un peuple de barbares. Les Anglais d’aujourd’hui ne sont plus heureusement ceux de 1802, et je ne comprends pas qu’il y ait parmi eux des Saxons assez obstinés pour le regretter.

Le séjour de la Jamaïque devait nous laisser de bien tristes souvenirs. La fièvre jaune éclata tout à coup à bord de la frégate. Cette circonstance me décida à précipiter mon départ. Je mis sous voiles dans l’espoir que l’air pur de la mer arrêterait les progrès de cette terrible maladie : habituelle illusion de ceux qui éprouvent pour la première fois la malignité du climat des Antilles ! Dans l’espace de trois jours, j’eus à regretter la perte de dix-neuf hommes. Plus du double de ce nombre étaient alités. Jusqu’à notre arrivée devant Port-au-Prince, notre situation ne fit que s’aggraver. En mouillant sur cette rade, j’appris que l’île de Saint-Domingue était en proie à la même épidémie. Mon premier soin fut de faire déposer mes malades à terre. Il n’y avait encore d’autres hôpitaux que des maisons étroites, mal aérées et dépourvues des objets les plus essentiels. J’allais régulièrement matin et soir visiter nos pauvres marins, qui presque tous avaient déjà fait de longues campagnes avec moi. Ils se montraient sensibles aux témoignages de mon affection, et réclamaient toujours ma présence au moment d’expirer. La fièvre jaune s’attaquait plus particulièrement aux jeunes gens. Dix aspirans doués d’une brillante santé, gais, actifs, laborieux, étaient embarqués sur la frégate la Mignonne. Tous les dix furent atteints par l’épidémie ; huit d’entre eux succombèrent. Au nombre de ces derniers se trouvait un jeune parent que j’aimais beaucoup ; mes soins ne purent le sauver. Un de mes officiers, qui avait fait en qualité d’aspirant la campagne du Milan, Michon, un de mes plus chers camarades d’école, mourut aussi entre mes bras. Tout attendrissement était alors funeste, et j’avais remarqué plusieurs fois que les pleurs étaient l’indice d’une fin prochaine. Je ne sais si ce fut le profond chagrin dont j’étais dévoré, ou la contagion de cet air méphitique, qui me livra au fléau dont je bravais avec désespoir l’influence. Un soir pourtant je me sentis tout à coup saisi d’un violent mal de tête ; j’eus à peine la force de sortir de l’hôpital et de me rendre abord. Une fièvre ardente se déclara, et deux heures après