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bien-être que donnent un beau soleil, une vue à souhait pour le plaisir des yeux, et cette harmonie de l’âme et du corps, plongés dans une douce quiétude par le léger bercement de la barque qui s’avance sur une eau tranquille ? C’est à la fois la paresse et le mouvement. On se sent vivre, et cependant la fatigue est loin. Le corps sommeille, et l’âme le laisse en repos. Tous deux s’abandonnent à l’oubli des heures passées, tout entiers au plaisir apporté par une seconde fugitive qui paraît éternelle, tant la joie qu’elle procure est profonde et sans regrets. C’est aussi l’heure des rêveries, celle où l’on poursuit les idées indécises. La pensée se plaît à ces formes confuses à peine tracées, qu’elle prend et quitte tour à tour, et cette somnolence des sens prépare merveilleusement à goûter l’harmonie d’un chant mélodieux. Le son, que rien n’empêche d’arriver jusqu’à notre oreille, vient chercher la pensée, lui communique ses émotions, et la guide comme un phare lumineux qui l’arrache à la nuit sombre, la charme et l’attire vers les terres inconnues, les régions merveilleuses du pays des esprits.

Il nous semble entendre encore la voix fraîche et vibrante qui rendait si bien la capricieuse mélodie du vieux rhythme gaélique. Mélange singulier d’ardeur et de tristesse, de mélancolie et de gaieté, ce chant, plein de force et de vie, racontait une légende des montagnes, la vie d’un homme d’aventures. L’expression en était si grande, qu’en vérité nous devinions la langue inconnue. La poétique beauté de ces paroles incomprises arrivait jusqu’à nous. Comment croire à une pareille existence en 1855, sous le gouvernement de la reine Victoria ? Et pourtant cet homme qui ne relevait que de Dieu et de son bras, l’outlaw, le bandit, venait à peine de mourir. Un poète du comté avait mis en vers les exploits de Mac-Fy, et les bonnes femmes les redisaient dans toutes les chaumières, sur cette vieille mélodie qui se transmet de génération en génération avec les chants d’Ossian[1].

Nous approchions alors d’une petite île boisée, dont les bords garnis de joncs s’élevaient à peu de distance de l’arête formée par la grande montagne, quand l’écho nous renvoya l’air que nous venions d’entendre. L’eau messagère du son apportait les mêmes cadences ; les paroles pourtant paraissaient différentes.

— Mac-Fy était un galant homme, nous dit M. E…, et il tient sans doute, même après sa mort, à faire honneur aux étrangers. Ah ! reprit-il après avoir écouté un instant, le revenant chante la bruyère blanche, sa chanson favorite. Vous ne connaissez pas la fleur

  1. Ceux qui prétendent que les poèmes d’Ossian sont apocryphes peuvent les entendre dans les chaumières du nord de l’Ecosse, où des femmes qui ne savent point lire les ont reçus par tradition et les chantent encore.