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leur serait plus facile de vendre leurs denrées, maintenant que la place devenait libre et que leurs dangereuses rivales étaient parties ; mais les bourgeois, qui s’étaient tous approvisionnés, les renvoyèrent avec brusquerie. Elles en étaient arrivées, non plus à offrir leurs marchandises, mais à supplier qu’on les achetât, et presque à solliciter la charité publique. Le Gris dressait les oreilles à chaque carrefour et s’arrêtait en humant l’odeur du foin à la porte des auberges. Tout à coup le pauvre animal ne put ou ne voulut plus avancer. En vain Madeleine l’encouragea-t-elle par les hââ les plus énergiques, par une poignée d’avoine et même par des coups de bâton : ni la douceur, ni la force n’ébranlèrent l’entêtement de l’aliboron. C’était en pleine Rue-Basse, et le jour tombait. — Pécaïre ! dit Madeleine en attachant le Gris aux barreaux de fer d’une fenêtre d’un rez-de-chaussée ; aussi bien, ma pauvre Rose, il ne sera pas inutile de nous reposer un peu, et mon âne ne nous donne pas un mauvais conseil. Pendant qu’il va manger sa pitance, nous allons nous asseoir et manger aussi un morceau. Il fait déjà nuit, et je n’ai pas encore embrassé mon fils ! Il nous faudra coucher ici, nous chercherons un abri quand nos bêtes voudront marcher ; mais que pensera mon homme ? Je lui dirai que le Gris était trop fatigué pour s’en revenir ce soir chez nous, et il me pardonnera sans doute. J’aurais été si heureuse d’apporter quelque argent à mon Lavenou, et je vais me présenter à lui les mains vides ! car je veux le serrer ce soir contre mon cœur. Dès que nos montures seront remisées, nous demanderons le chemin de la Rue-Basse, où loge ce cher enfant.

— Nous l’avons sans doute traversée, dit Rose, et nous avons peut-être passé sans nous en douter devant la demeure de mon cousin.

— Cela me déchire le cœur de penser que je suis ici depuis ce matin et que je ne l’ai pas vu, reprit Madeleine avec douleur. — Et la pauvre mère en pleurs s’assit sur le seuil de la maison voisine ; puis, relevant la tête vers Rose : — Écoute, ma fille, lui dit-elle à travers ses larmes, j’ai bon espoir pour demain matin ; nous vendrons, et nous vendrons bien, avant l’arrivée des marchandes des environs ; ce sera alors à notre tour de nous en retourner de bonne heure et fringantes sur nos montures. Mais qu’a donc le Gris à lever la tête en l’air et à braire ainsi au lieu de manger ? Sainte Vierge, aurait-il pris mal ? Dieu nous en préserve ! Il flaire comme font les chiens quand ils sentent leur maître, et il regarde toujours cette fenêtre là-haut. C’est sans doute un grenier à foin, car la maison n’est guère belle pour une habitation de ville. Qu’a-t-il donc ?

La pauvre Rose, qui n’avait pas osé se plaindre de sa lassitude en face de l’énergie de sa tante, et qui n’était soutenue ni par la