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celle que Brizeux a vue, offrait rheureuse liberté des mœurs patriarcales. Mais c’est assez de détails ; j’entends la question que le lecteur m’adresse, et qui touche à des points plus importans. À côté de la figure de l’abbé Lenir, il y en a une autre dans les premiers vers de Brizeux. Ce maître si doux n’a pas été son seul maître. Où est Marie ? où est la fleur de blé noir ? Cette jeune fille du Scorf, destinée à une célébrité si pure, ne paraît-elle pas enfin dans ces confidences sans apprêt ?


« À une certaine époque de l’année, m’écrit le condisciple du poète, nous avions le catéchisme que le curé nous faisait lui-même en langue bretonne. Tous les enfans de la paroisse y assistaient, c’est-à-dire, avec les enfans d’Arzannô, ceux des hameaux voisins. On y venait des fermes et des métairies d’alentour, quelquefois même d’une assez grande distance. Nous remplissions l’église, d’un côté les garçons, les filles de l’autre. À la sortie, tant qu’on était dans le bourg, il fallait bien se contenir, et les filles en profitaient pour prendre les devans ; mais, à un certain angle du chemin, dès que nous étions assurés de n’être pas vus, nous prenions notre volée et courions après elles. C’est ainsi que Brizeux a connu Marie… »


Toutes ces choses, qui sont un peu trop simples dans un récit en prose, Brizeux les a dites en vers, avec cet accent de la poésie, avec cet art délicat et savant qui en fait des chefs-d’œuvre. Il nous suffit de recueillir ce témoignage sur la réalité de l’idylle. Le témoin que j’invoque n’est pas un ami complaisant : loin de là, il est exact, précis ; il discute les tableaux du paysagiste, il croit savoir où la réalité finit et où la poésie commence. « J’ai vu Marie, dit-il ; elle n’était pas précisément jolie, mais il y avait chez elle une grâce singulière. » Le portrait tracé ici de souvenir et sans prétention littéraire me représente bien la fleur de blé noir, comme l’a nommée Brizeux ; seulement le condisciple du poète ne craint pas de contester presque tous les détails des idylles où Marie joue un rôle. Ces entretiens de la jeune Bretonne avec l’amoureux de son âge, ces rencontres sur la lande, le tableau si pur de cette journée passée au pont Kerlô, tout cela lui paraît inexact et impossible. L’écolier de l’abbé Lenir a aimé Marie avec son cœur et son imagination d’enfant ; qui pourrait en douter ? Quant à Marie, mon correspondant l’affirme, jamais elle n’a distingué parmi ses camarades celui qu’elle allait rendre poète. J’ose contester à mon tour ces renseignemens, qui veulent être trop exacts. À coup sûr, il importe assez peu que le poète ait décrit des scènes réelles dans le sens vulgaire du mot. Si ces conversations au seuil de l’église, ces paroles échangées en traversant la lande, ces longues heures passées au bord du Scorf, expriment seulement les désirs de son CŒ’ur et les rêves de son imagination enivrée, il y a là une réalité idéale qui suffit bien au poète. N’y a-t-il que cela pourtant ? Le camarade de celui qui aimait Marie