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Il est rare qu’il y ait un nombre impair dans les jeunesses villageoises. Cependant, la farandole organisée, Marcel se trouva seul et un peu embarrassé avec son long habit noir et ses bottes vernies. Les jeunes gens, ennuyés de voir un retard dans le plaisir qui ouvrait la fête, lui crièrent un peu brutalement : — Eh ! Lavenou, va chercher Mlle Dutal, c’est la tienne. Allons, dépêche-toi, ou tu seras à la queue.

Avant que Marcel eût répondu, maître Lavène arriva tout essoufflé, conduisant pompeusement Nina. La jeunesse battit des mains et poussa un joyeux hourra. La fille du notaire appuya son gant paille sur le bras de son fiancé, et les deux jeunes gens partirent silencieusement à la suite de la bruyante chaîne. Les vieilles gens se tenaient sur le seuil de leur porte, regardant avec inquiétude si le tourbillon tumultueux n’allait pas envahir leur demeure. Les jeunes mariés suivaient avec une expression de regret l’avalanche vivante qui leur rappelait les joies passées, et les enfans couraient après la marche furibonde, l’accompagnant d’éclatantes clameurs.

Après la farandole, ce fut le tour du bal, qui eut lieu sous une vaste tente pavoisée de drapeaux. Marcel, abandonnant Nina, pour laquelle il s’était montré assez froid, s’était rêveusement accoudé sur le rebord d’une grande pierre creuse qui ordinairement servait d’abreuvoir, et dans laquelle, en l’honneur de la fête, quelques carafes de limonade se rafraîchissaient en compagnie de plusieurs bouteilles d’absinthe. Le jeune homme s’amusait à disperser avec son haleine les blanches plumes que des pigeons effarouchés au milieu de leurs ébats nautiques avaient laissées dans cet humble bassin. Cette distraction bien puérile en apparence cachait une suave extase. En écartant légèrement le fin duvet des ramiers, Marcel voyait se réfléchir dans l’eau un ravissant visage de jeune fille. Il ne pouvait détacher ses yeux de ce tableau gracieux, et n’osait faire le plus petit mouvement de peur que l’adorable vision ne disparût. Il était là, immobile, doucement ému, jouissant d’un incognito charmant qui lui permettait d’admirer, sans l’intimider, une séraphique créature, et son haleine servait de vent propice aux flocons délicats qui, en nageant d’un bord à l’autre, entouraient la céleste apparition de leur neige légère. Par malheur un rustre vint prosaïquement étancher sa soif au petit lac enchanté ; le mirage fut troublé : adieu rêverie et poétiques images ! Le jeune homme avait encore les yeux fixés sur l’onde, qui se balançait rapidement après cette secousse, mais il ne distinguait plus rien dans cette tempête en miniature et se demandait s’il n’était pas le jouet d’une hallucination, lorsque le timbre argentin d’une douce et fraîche voix vint assurer son oreille que le rêve enchanteur était une réalité. Levant la tête avec vivacité,