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le signal du bonheur, car avec ce jour reviennent la danse, les rires, l’amour, tous les enivrans plaisirs de la jeunesse.

Maître Lavène descendit de bon matin, le col raide dans sa cravate empesée, et, s’approchant du lit de son fils, il lui parla en ces termes d’un ton solennel :

— Garçon, pendant que tu t’occupais à Montpellier de te faire un état, moi, je pensais à t’assurer ici un avenir. Tu as vu Mlle Nina. C’est une belle blonde, fort bien élevée, une demoiselle qui sait jouer d’un instrument, et qui a plus de parures à elle seule que n’en ont toutes les femmes de Fabriac réunies. Elle a hérité de sa mère, et, outre ce que lui assure son père, elle apportera soixante mille francs dans son tablier ! C’est un riche parti, et, si le gendre du notaire était médecin, il pourrait se vanter d’avoir la clientèle la plus cossue de tous les environs. Eh bien ! garçon, tu es un heureux coquin, et je crois que tu es né coiffé ; tu peux en toute assurance faire ta cour à Nina, car tu es son fiancé. M. et Mlle Dutal t’aiment déjà. Ne rougis pas, j’avais ton âge lorsque j’ai épousé ta mère, et, vois-tu, en mettant ma croix à ton contrat, je signerai un billet de santé et de longue vie. Ce qui est dit est compris ; va embrasser ta future.

Maître Lavène voulut bien prendre l’attitude embarrassée de son fils pour un acquiescement tacite. Il mit son silence sur le compte de la surprise, et l’interprétant à l’avantage de ses projets : — Garçon, ajouta-t-il, je pense que c’est l’excès du bonheur qui te coupe la parole…

Les jeunes gens du village vinrent très heureusement tirer Marcel de sa fausse position. Le corps de la jeunesse[1], en tête son cap dé jouvén[2] portant le drapeau, et le hautbois aux sons nasillards fermant la marche, venait apporter le gâteau de la fête. Ce gâteau, coupé par petits morceaux dans une grande corbeille portée par les deux plus jolies filles de Fabriac, est distribué dans toutes les maisons où se trouve une jeune fille ou un jeune garçon. C’est un impôt adroitement imposé aux parens, qui, en échange, sont obligés d’offrir à la jeunesse des dons en nature destinés à réconforter les danseurs, ou de l’argent qui sert à subvenir aux frais de la salle de danse. Madeleine vint déposer sa part d’oeufs et de fruits dans la grande corbeille. Pendant que maître Lavène tirait avec une certaine lenteur quelques pièces blanches d’une vieille bourse de cuir, les jeunes gens reconnaissaient Marcel et fêtaient en chœur son retour. « C’est Lavenou ! » criaient-ils avec transport. Dans les villages du midi, les aînés ne sont jamais appelés par leur

  1. Dans les villages méridionaux, les jeunes gens qui ne sont pas encore mariés forment une joyeuse association appelée la jeunesse.
  2. Caput juventutis.