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demoiselle, assise au milieu de tous ces bagages, s’efforçait de les arracher aux courroies qui les retenaient. M. Dutal, le notaire de Grabel, essayait, quoiqu’un peu maladroitement, de lui venir en aide. Un cercle de curieux entoura bientôt la carriole. Chacun dans le village voulait voir le monde qui arrivait chez mos de Lavène, et faisait tout haut ses réflexions. — Tiens, la fille du notaire ! — Est-elle promise à Marcel Lavène ? — Et ce garçon qui ne vient pas encore cette année ? — Faut-il qu’il ait la tête dure pour ne pas en savoir autant que le vieux médecin Biret ! — C’est une belle fille que Mlle Nina ! Avez-vous vu sa robe de soie ?

Ce ne fut pas sans peine que Madeleine, après l’échange des premières civilités, put faire entrer en triomphe chez elle le notaire et sa fille. Rose s’élança pour embrasser Nina ; mais celle-ci, se rejetant un peu en arrière, lui présenta la main de façon à éviter toute nouvelle tentative d’expansive amitié.

— C’est mon habit de vendangeuse qui te fait peur, Nina ? dit la jeune paysanne toute confuse ; je n’ai pas eu le temps de m’habiller, mais j’y vais.

— Après souper, ma fille, dit maître Lavène, qui entrait dans la cuisine ; puis, jetant quelques sarmens au feu : — Femme ! cria-t-il avec un timbre de voix rude, sers-nous vite ; monsieur le notaire doit avoir faim.

Madeleine posa sur la table, sans mot dire, le potage fumant. Elle subissait la volonté de son mari, ainsi que la subissent toutes les villageoises languedociennes, comme un ordre suprême devant lequel il n’y a qu’à s’incliner. Elle s’assit loin de la table, son écuelle sur les genoux, se levant au moindre signe de son mari pour servir ou desservir les convives. Petit et replet, maître Lavène avait un abord rude et de brusques manières. Le regard incisif de ses yeux gris et perçans intimidait, et sa franchise touchait de près quelquefois à la brutalité ; mais sous ces âpres dehors il cachait un cœur dévoué et une honnêteté rare. L’épiderme seul était mauvais, le fond était excellent.

— Et Jean ? cria-t-il en frappant de son poing la lourde table, habituée à ces démonstrations énergiques ; croit-il que nous allions toujours lui faire sa part, et qu’il lui soit permis de venir manger lorsque les autres se coucheront ?

— Mon oncle, répondit Rose en rougissant, Jean est occupé avec ses camarades à coudre la tente qui doit nous abriter demain contre le soleil.

— On ira les aider après souper, reprit l’agriculteur, et on leur montrera que l’aiguille de maître Lavène est plus habile encore que celle de la jeunesse. Tu me prépareras un paquet de ficelle, entends-tu, Rose ?