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était la seule qui remplît le hameau de ses cris, de ses labeurs et de son agitation. La fête patronale de Fabriac devait se célébrer le lendemain dimanche. Or, pendant les quelques jours qui précèdent la fête du village dans les provinces du midi, on se croirait en Hollande, à voir l’exquise propreté qui brille dans chaque logis ; mais bientôt la poussière, la rouille et surtout les mouches s’amoncellent en couches noirâtres que les ménagères respectent jusqu’à la fête prochaine. Mos de Lavène était peut-être, de toutes les habitantes du village, celle qui s’acquittait de sa tâche avec le plus de conscience et de dextérité. Agenouillée devant une grande bassine dans laquelle les rayons du soleil couchant se jouaient en formant une gerbe de feu, la mère de Marcel était si absorbée qu’il fallut plusieurs interrogations d’une fraîche voix de jeune fille pour lui faire relever la tête.

— Ah ! ma tante, disait Rose, on voit bien que ce chaudron, qui sert à faire les confitures de mon cousin, vous fait penser à lui. Vous vous oubliez ; mon oncle va arriver avec le notaire de Grabel et sa fille, et rien n’est prêt pour les recevoir !

Mos de Lavène se leva et entra dans la maison de cet air automatique qui montre que, si le corps obéit à l’impulsion d’une volonté étrangère, l’esprit reste complètement indifférent. La mère songeait en effet à son fils.

Madeleine était une grande femme, si maigre que sa peau jaunie se collait sur ses os. Elle avait vieilli vite, comme il arrive au village, où une vieillesse prématurée succède à la première fraîcheur de la jeunesse. Ses yeux, d’un bleu pâle, avaient une expression d’une douceur infinie. Un mince liséré de cheveux noirs bordait sa blanche coiffe tuyautée et serrée sur les tempes. Sa robe de laine brune, dont la jupe, trop longue pour une paysanne, n’était pas assez ample pour une dame, avait un corsage juste, avec des manches étroites, qui fermaient bien aux poignets, comme il convenait à son rang. Son fichu d’indienne jaune et bleu déployait des dessins à rosaces régulières disparus depuis l’empire, et qui ne se retrouvent que sur les épaules des mos les plus âgées. Un long tablier d’alépine noire complétait sa toilette. Personne ne se souvenait de l’avoir vue autrement, ni à vingt ans, ni à quarante, ni en hiver, ni en été, ni pendant qu’elle avait tremblé de la fièvre dans un vieux fauteuil délabré, ni lorsqu’elle avait bercé son petit Marcel dans ses bras. Seulement, les jours de grande fête ou de grande joie, une chaîne d’or à triple rang entourait son cou ridé ; un clavier[1] massif résonnait

  1. Chaînes d’argent attachées au tablier par un énorme crochet du même métal, et qui servent à supporter les ciseaux et souvent une clé.