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mystérieux concert. Tout était harmonie ; la pureté du ciel et le calme de l’atmosphère invitaient à la rêverie. Existe-t-il un sentiment plus tristement doux que le souvenir du passé ? Lorsque nous faisons renaître dans notre cœur les impressions charmantes ou douloureuses depuis longtemps évanouies, un prestige nouveau ne vient-il pas les revêtir ? Le passé est un rêve que nous aimons à caresser ; ce qui n’est plus, ce qui ne peut revivre, se pare toujours de séduisantes couleurs. Le jeune voyageur relisait les premières pages de sa vie. Il était né à Fabriac ; son père, maître Etienne Lavène, et sa mère, mos de Lavène, appartenaient à l’aristocratie du village[1]. Aimés et vénérés de tous, ils habitaient la plus blanche, la plus jolie maison de Fabriac. Maître Lavène avait assez de terrain à cultiver pour y employer tout son temps ; sa femme, la douce Madeleine, ne s’occupait que du ménage. C’était peut-être le seul couple de Fabriac qui n’eût pas besoin pour vivre de louer ses bras aux agriculteurs des environs, et nul n’avait été surpris de voir le petit Marcel Lavène envoyé à Montpellier pour y étudier la médecine.

Absorbé dans sa contemplation, l’enfant de Fabriac repassait dans sa mémoire les scènes de son enfance. Il revoyait les petits oiseaux dénichés dans les bois, les fleurs de lavande conquises à la cime des plus hauts rochers, les processions de la Fête-Dieu où sa jeune voix s’élevait dans les airs avec l’encens et les roses effeuillées, les longues soirées de la froide saison qui groupaient les voisins autour d’un feu pétillant de sarmens de vigne, les visages fatigués des paysans reflétés dans les brillantes bassines de cuivre suspendues au mur. Marcel croyait entendre le cri rauque de sa caille familière qui l’éveillait tous les matins et le bruit monotone des fléaux à blé dans les lourdes heures de l’été. Quatre années s’étaient écoulées depuis qu’il avait fallu quitter les joies paisibles du village pour aller à la ville essayer de devenir un savant. Quatre fois les amandiers avaient fleuri, les hirondelles étaient revenues construire leurs nids d’argile, les raisins avaient versé leur jus dans les cuves de pierre. Depuis ces quatre années, les cheveux de maître Lavène et de Madeleine n’avaient-ils pas blanchi ? N’allait-il pas voir son père et sa mère courbés sous le poids de l’âge ? Et le grand alisier de la fontaine avait-il encore ses trois branches feuillues ? Quiconque est

  1. Ces dénominations de maître et de mos ne s’emploient que pour désigner les notables. Dans certaines parties du midi de la France, les titres de monsieur, de madame, ne s’appliquent jamais aux paysans ; maître et mos sont un juste milieu, une sorte de trait d’union entre, les deux classes de la société. Mos, qui veut dire épouse, dérive de l’espagnol. C’est un des nombreux souvenirs laissés dans le langage méridional par l’ancienne domination espagnole.