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entendu dire par ses voisins : « Scatcherd s’est enivré toute la semaine dernière ; il paraît qu’il a bu plus de trois gallons d’eau-de-vie. » Sur les classes éclairées, sir Roger n’avait donc et ne pouvait avoir que l’influence d’un artisan habile dans son métier ; sur le peuple, il avait l’influence d’un ouvrier et non d’un baronet. Telle était en effet la fatalité de sa position ; anobli, il n’était encore au fond qu’un artisan, car il s’était élevé non par un effort de génie, mais par un effort de volonté, — non pas malgré son métier, mais à l’aide même de son métier. Il appartenait à cette classe d’hommes qu’ont représentée admirablement et dans tout l’éclat qu’elle peut atteindre certains radicaux anglais, à cette classe d’hommes qui obtiennent une influence matérielle, mais non une influence morale, à qui les choses sont soumises, à qui les personnes échappent. Sir Roger était donc anobli sans être noble, et son titre était une décoration plutôt qu’un privilège réel. Ses efforts faisaient honneur à son énergie plutôt qu’à sa nature morale, et cependant cette énergie même était vicieuse. Il l’avait soutenue par les excitations de l’alcool et par les diversions de l’ivresse. On aurait pu donner la mesure de son travail quotidien par la mesure d’alcool qu’il avait absorbée. Dans sa nouvelle position, il se livrait donc à son vice favori sans vergogne et sans honte. Il traînait après lui les habitudes engendrées par la pauvreté et fortifiées par les efforts mêmes qu’il avait faits pour secouer sa pauvreté. Sir Roger, on le voit, avait toutes les qualités nécessaires pour conquérir la richesse : il n’avait aucune des qualités requises pour donner une autorité morale à son titre, pour devenir la souche d’une nouvelle famille noble.

Sa fortune était créée cependant, son titre existait : pourquoi la maison de Scatcherd ne se fonderait-elle pas à la seconde génération ? C’est ici que nous heurtons la véritable pierre d’achoppement contre laquelle viennent se briser les classes moyennes. Les qualités d’un homme comme sir Roger Scatcherd lui sont toutes personnelles et ne peuvent être communiquées. Aucune de ces qualités n’appartient à un ordre moral élevé, et ne peut servir à établir un lien traditionnel entre les générations. L’honneur, la piété et le renom chevaleresque peuvent bien passer de l’âme de l’aïeul dans l’âme des générations qui lui succéderont, mais non l’âpreté au gain, l’énergie laborieuse et la puissance du calcul. Des qualités secondaires, pourvu qu’elles soient nobles, suffisent pour fonder une famille ; des qualités éminentes, si elles sont d’un ordre matériel, n’y suffisent pas. Pour se convaincre de cette vérité, on n’a qu’à comparer l’ancienne bourgeoisie française à nos nouvelles classes moyennes. Certes nos anciens bourgeois étaient bien loin d’avoir le génie d’entreprise et l’invincible ardeur de nos modernes parvenus ; les fortunes