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oui, respectable pamphlétaire : telle est la loi même des sociétés libres. De plus habiles, de plus actifs, de plus illustres, peuvent être les défenseurs de la cause que représente le duc de Bedford ; mais le duc de Bedford est cette cause elle-même en personne, et lorsqu’il parle, c’est elle qui parle par sa voix. Le duc d’Omnium était donc puissant non par son intelligence et son mérite personnel, mais par sa naissance et par la cause qu’il représentait. L’influence de cet homme, qui n’était ni célèbre, ni intelligent, ni vertueux, faisait mouvoir et agir à son gré des gens qui étaient presque ses égaux par la naissance, et qui étaient ses supérieurs par les dons de la nature. Il avait sous sa domination immédiate lord de Courcy, un whig très moderne celui-là, un whig courtisan, flatteur, un peu servile, qui aimait à briller aux réceptions de la reine, et qui ne se faisait pas prier pour accepter les faveurs d’un premier ministre, un whig venu au monde dans une époque de mœurs administratives. Par la famille de Courcy, le duc d’Omnium tenait dans sa main la famille des Gresham, et par les Gresham tous leurs fermiers et tenanciers. Les Gresham cependant étaient tories de père en fils, mais des revers de fortune les avaient frappés : on s’était vu réduit à projeter une mésalliance avec un parvenu, protégé du duc d’Omnium, dont il avait fallu subir indirectement l’influence politique. Ce tout-puissant seigneur se conduisait envers ses créatures et ses vassaux avec une majesté olympienne, il les traitait avec magnificence et libéralité ; mais sa libéralité était glaciale et n’admettait aucune marque de familiarité. Le jeune Frank Gresham, habitué comme tous les tories de bonne race à ne reconnaître aucun supérieur, fut fort scandalisé le jour où, étant invité à un grand dîner chez le duc avec lord de Courcy, toute la noblesse et la meilleure bourgeoisie des environs, il fut reçu à son arrivée non par le duc, mais par l’intendant de ses terres. Le duc était trop grand seigneur pour recevoir lui-même ses convives, et savait trop ce qu’il se devait pour leur adresser la parole. Il assista en personnage muet à ce dîner splendide, dont l’ordonnance était d’ailleurs parfaite. Le jeune Frank partit furieux, mais il eut pour la première fois une idée nette de l’inégalité des conditions. Il apprit quelle différence il y avait entre une famille de commoners et une famille de lords d’Angleterre, entre un Gresham de Greshambury et un duc d’Omnium.

Quittons cet éminent et taciturne personnage, trop grand seigneur pour être intéressant, et dont le rôle est d’être muet. Descendons un peu plus bas, là où l’humanité commence à palpiter et où nous pourrons sentir des cœurs qui aiment et qui souffrent. Entrons, par exemple, dans le manoir de Greshambury. Les Gresham étaient une des meilleures familles de commoners de l’Angleterre, et de