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ses railleries sont exemptes de haine. Il entre sans répugnance dans les officines où se prépare la cuisine sociale, politique et religieuse, et en observe curieusement jusqu’aux détails les plus bas ; mais cette curiosité ne lui inspire pas de dégoût pour le festin qu’il a vu préparer, et son avis, si on le pressait un peu, serait probablement celui-ci : c’est que la cuisine pourrait parfois être faite un peu plus proprement, mais qu’après tout elle est passable, et que certains plats sont encore excellens, sainement préparés, sans mélange de drogues étrangères et d’épices trompeuses.

Cette bienveillance railleuse a sans doute ses avantages, et en tout cas elle est le fruit de cette franc-maçonnerie instinctive qui porte les Anglais à se traiter mutuellement avec déférence et respect, même lorsqu’ils se querellent et qu’ils combattent dans des rangs opposés ; elle a aussi ses défauts, que nous devons indiquer à M. Trollope : elle est contraire aux exigences de l’art. L’art vit de contrastes et de partis pris ; il veut des caractères tranchés, sur lesquels le spectateur ou le lecteur puisse porter un jugement sans hésitation. L’auteur doit avoir pour ses personnages non cette amitié banale et cette sympathie presque indifférente que nous portons dans les relations de la vie ordinaire, mais l’amour et la haine que nous portons dans nos affections exceptionnelles. Il ne créera des personnages réellement grands et dignes de rester dans la mémoire du lecteur que s’il est capable de les haïr ou de les aimer de toute son âme. L’artiste ou le poète crée aux mêmes conditions qu’un amoureux aime ou qu’une âme violente hait. Lorsque nous aimons, nous ne tenons compte que des bonnes qualités de l’être aimé ; lorsque nous haïssons, nous ne tenons compte que des mauvaises qualités de l’être haï, et cet aveuglement volontaire que nous nommons passion prête à l’être aimé ou haï une grandeur qui lui manqué en réalité. Et cependant cet objet de notre amour et de notre haine n’est pas si angélique ni si monstrueux qu’il nous le paraît ; si nous étions plus tièdes, nous serions plus justes, et nous avouerions que nous sommes la dupe d’une illusion. Le scepticisme, qui ne se pique pas de passion, est certainement le meilleur juge de la nature humaine ; il sait que ce qui nous apparaît comme une vertu est souvent une forme supérieure d’un véritable vice, et que plus d’un vice n’est qu’une forme inférieure d’une vertu. M. Trollope pourrait donc répondre qu’il a voulu rester fidèle à la réalité, et que la réalité bien observée n’inspire ni ces haines implacables, ni ces ardentes amours : sans doute, mais tant pis pour la réalité. En même temps qu’elle amoindrit notre opinion sur la nature humaine, elle affaiblit nos affections. En restant fidèle à la réalité, on ne peut jamais aimer sans tempérer son amour d’un sourire ironique ; on ne peut admirer