Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/747

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la société, tous les rangs des partis dans la tourmente révolutionnaire, il les connaît à fond, il les aime, il les hait, et, suivant les péripéties de la lutte, il leur prodigue la louange ou l’injure. Il est vraiment associé à toutes les émotions du combat ; on dirait un Camille Desmoulins apostrophant dans ses pamphlets les acteurs de la tragédie où il joue lui-même son rôle.

Cette inspiration de M. Mommsen explique les procédés de son style. Il est tellement familiarisé avec ses personnages qu’il les traite comme des modernes. Fénelon a très bien dit : « Un peintre qui ignore ce qu’on nomme il costume ne peint rien avec vérité. Les peintres de l’école lombarde, qui ont d’ailleurs si naïvement représenté la nature, ont manqué de science en ce point : ils ont peint le grand-prêtre des Juifs comme un pape, et les Grecs de l’antiquité comme les hommes qu’ils voyaient en Lombardie. » Voilà le principe de cette couleur locale tant recherchée de nos jours : la peinture du costume est assurément une précieuse conquête de l’art nouveau ; mais, à force de mettre en relief ce qui sépare les hommes d’autrefois et les hommes d’aujourd’hui, on est exposé bientôt à oublier ce qui les rapproche. Sont-ils vraiment nos semblables, ces anciens si différens de nous par le costume et l’attitude ? A lire certaines histoires, on pourrait en douter. M. Mommsen, qui les connaît bien, veut prouver que le même sang nous anime. Il mêle à dessein l’ancien et le moderne, les titres consacrés et les titres qui y correspondent aujourd’hui : tel personnage est un brillant gentilhomme, tel autre est le leader du parlement ; celui-ci est un don Juan, celui-là un don Quichotte. Je ne crains pas de dire qu’il y a là quelque chose de la liberté de Shakspeare : malgré les erreurs de costume, quoi de plus vrai que le Coriolan et le César du poète de Stratford ? Ce que Shakspeare faisait avec la naïveté du génie, M. Mommsen le fait avec l’intention de l’artiste. Jamais la couleur locale n’a été plus hardiment et plus spirituellement violée.

C’est surtout dans les deux derniers volumes que l’auteur s’abandonne à toutes ses hardiesses. Le premier volume, qui va des origines de Rome jusqu’à la troisième guerre de Macédoine, renferme aussi sans doute les appréciations les plus neuves. La constitution de la vieille Rome, le rôle des rois, le caractère et les résultats de la révolution aristocratique qui les renverse, le gouvernement de cette aristocratie victorieuse, les transformations qu’elle subit dans ses rapports avec la bourgeoisie et le peuple, l’aristocratie rurale succédant aux patriciens de la ville, maints détails jusque-là restés inaperçus, M. Mommsen les explique avec la chaleur d’un homme mêlé aux événemens. Après ces dissertations entremêlées de vives peintures (car, depuis les travaux de Niebuhr, l’historien des premiers siècles de Rome est bien obligé d’associer sans cesse la dissertation