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germanique ne dédaigne plus le monde réel, elle s’attache aux faits, aux phénomènes, à toutes les manifestations matérielles ou morales de la vie ; elle est en mesure de lutter avec les sciences exactes. Eût-on jamais vu ce souci de la physiologie et de la physique, de la chimie et de la médecine, chez Kant ou Fichte, chez Hegel ou Schelling ? Certes je ne compare pas les modestes et laborieux écrivains dont je viens de parler aux maîtres qui ont illustré la fin du dernier siècle et le commencement du nôtre ; la transformation que je signale n’est pas l’œuvre de quelques hommes : j’en fais honneur au pays lui-même, au travail spontané des esprits. Cette transformation, n’hésitons pas à le dire, est le symptôme d’un développement viril. Il y a des époques de décadence et des littératures malades auxquelles il faut rappeler sans cesse les vers du poète :

Os homini sublime dédit, cœlumque tueri
Jussit et erectos ad sidéra tollere vultus.

Nous ne serions pas rassuré, si nous voyions la philosophie en France aussi ardemment préoccupée de la science des corps ; mais, chez un peuple porté aux mystiques rêveries, c’est là une préparation fortifiante. Du haut de son idéalisme téméraire, la philosophie germanique avait été précipitée dans l’abîme ; elle se relève enfin, en substituant l’idéalisme concret à l’idéalisme composé d’abstractions et de chimères. Les naturalistes grossiers, qui déjà proclamaient la mort de toute philosophie, et entonnaient le chant de triomphe de la matière, ont sauvé eux-mêmes le spiritualisme en l’obligeant à se renouveler de fond en comble. Deux hommes surtout ont énergiquement travaillé à cette rénovation, M. Fichte et M. Apelt ; l’Anthropologie de M. Fichte est comme le point de départ de ce mouvement scientifique, la Métaphysique de M. Apelt l’a couronné. Ces philosophes et ceux qui les suivent sont d’accord avec les tendances manifestes du pays, bien que l’Allemagne ne rende pas encore justice à leurs travaux. Cette défaveur, qui date seulement de quelques années, aura bientôt un terme ; il est impossible que la philosophie continue à exciter la défiance, quand on verra les philosophes s’associer si vaillamment à la virile transformation de l’esprit public.


II

Si la philosophie, malgré tant d’efforts, n’a pas encore reconquis la faveur publique en Allemagne, l’histoire, au contraire, y est plus florissante que jamais. Au groupe des philosophes que je viens d’examiner on peut opposer le groupe des historiens. Est-ce seulement la différence du talent qui explique ici la différence du succès ?