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laquelle je n’apercevais aucun signe qui indiquât une émotion extraordinaire. Sa gorge blanche et somptueuse se soulevait sans effort, et je me disais au fond de mon cœur, attristé de voir un pareil emploi de la vie et de la beauté : « O donna ! il tempo fugge,… e tu fuggir lo lasci ! le temps s’enfuit, et les heures t’emportent loin de la jeunesse dont tu fais un si triste usage ! » Je l’observai toujours, et je m’aperçus enfin que c’était une Juive. Je m’en allai avec moins de regrets.

De Mayence à Cologne, on quitte le chemin de fer et l’on descend le Rhin sur le bateau à vapeur qui vous entraîne lentement entre ces deux rives si riches de souvenirs, de beautés indescriptibles et de fruits dont le monde connaît le prix. On salue, en passant devant Coblentz, le souvenir de Marceau, et un peu plus loin, près de Weissenthurm, celui du général Hoche, rares merveilles de la fidélité et de l’honneur militaire dans un temps d’héroïsme et de confusion. Qu’ils ont été heureux de mourir sur le champ de bataille pour l’amour de la France et d’échapper ainsi aux épreuves du 18 brumaire ! Arrivé devant Bonn, je voulus m’arrêter dans la ville qui a eu l’honneur de donner le jour, en 1770, au plus grand musicien des temps modernes en ce qui regarde la symphonie, à Beethoven, génie épique qui peut être comparé sans blasphème à Homère ou tout au moins à Shakspeare, dont il possède la variété, la tendresse, la fougue, le pittoresque infini, la terreur et la profondeur… C’est à peine si l’humble maison où est né ce grand homme, qui a suscité de si tristes imitateurs, est signalée au voyageur par une inscription lisible… Il m’a fallu la chercher longtemps dans la Rheingasse, où s’abrite maintenant un marchand de vin. Les Allemands parlent beaucoup de leurs grands hommes, ils écrivent des encyclopédies sur la vie de chacun d’eux ; mais ils les laissent volontiers mourir de faim, et ne se donnent même pas la peine de conserver le berceau où Dieu est venu les visiter. On ne sait pas encore à Vienne où reposent les cendres de Mozart ! La statue en bronze qu’on a élevée à Beethoven sur la place de la cathédrale m’a paru aussi raide, steiff, aussi laide que toutes celles de l’école moderne que j’ai pu voir sur les bords du Rhin. Le sculpteur a représenté le sublime musicien debout, enveloppé d’un grand manteau, dans une attitude théâtrale qui doit signifier l’acte mystérieux, spontané et fugitif de l’inspiration, et c’est M. Liszt avec ses cantates qui est venu présider ici en 1845 à la glorieuse manifestation de la patrie allemande en l’honneur du musicien qui a traduit par la symphonie ce que Goethe avait traduit dans son Faust, le génie poétique et philosophique de la Germanie avant qu’elle ne fût contaminée par le sourire et la sensualité de la renaissance. Je me plairais beaucoup dans la jolie ville de Bonn, ville propre, savante, gaie et bien nourrie quant aux productions du sol. Le marché de Bonn m’a été aussi agréable à voir que celui de Mayence, de Mannheim et de Heidelberg.

En face de Bonn, de l’autre côté du Rhin, dans une vallée délicieuse qui se trouve cachée par le groupe de collines qu’on appelle les sept montagnes, le Siebengebirge, j’étais attendu, depuis des années, dans une maison hospitalière. La maison spacieuse, riante, entourée de beaux jardins, au pied d’une colline chargée de vignobles qui la préserve du vent du nord, n’a rien de remarquable pour le style de l’architecture. C’est une habitation commode