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le plus suivi. Sous le grand-duc de Hesse-Darmstadt Louis Ier, qui est mort le 6 avril 1830, l’opéra de Darmstadt était fort célèbre et fort couru. C’est dans cette ville paisible et un peu triste que Weber et Meyerbeer, sous la direction de l’abbé Vogler, se préparaient, en 1810, à leur glorieuse destinée. Le théâtre de Darmstadt occupait alors le premier rang après celui de Vienne et de Berlin. L’opéra y était exécuté d’une manière si remarquable que les amateurs accouraient de toutes les villes voisines. C’était un spectacle curieux que de voir ces jours-là les routes de Francfort, de Mayence et de Mannheim sillonnées de voitures publiques et de beaux équipages remplis de voyageurs qui venaient tout exprès à la résidence grand’-ducale pour entendre un opéra nouveau ou un chef-d’œuvre connu. La société élégante des bords du Rhin se donnait rendez-vous au théâtre de Darmstadt, et l’on se retrouvait avec plaisir dans cette jolie salle, où le prince jouissait avec orgueil du succès de ses virtuoses, car il ne faut pas oublier que le grand-duc contribuait à la prospérité de ce théâtre, non-seulement par la munificence avec laquelle il traitait les artistes, mais aussi par les conseils qu’il leur donnait. Il présidait à toutes les répétitions générales. Dans les dernières années de son règne, on le voyait aller de son château au théâtre, qui est en face, précédé d’un sous-officier de sa garde qui écartait les curieux, et suivi d’un valet de chambre ayant une partition sous le bras. Appuyé sur sa canne à pomme d’or, il se rendait au théâtre, où tout un peuple de musiciens l’attendait avec respect. Il montait sur la scène, où il se faisait apporter un pupitre chargé de la partition qu’on allait étudier. Armé de son bâton de mesure, il donnait le signal du commandement, que le chef d’orchestre transmettait à son tour à l’armée des symphonistes. Était-il mécontent de l’exécution d’un passage, le grand-duc frappait sur le pupitre en disant de sa voix chevrotante : Ce n’est pas cela, il faut recommencer, — et l’on recommençait le passage en question jusqu’à ce que le maestro di capella couronné fût satisfait. Lorsque le prince était content d’une cantatrice, il la faisait venir auprès de lui, lui pressait le menton de sa main souveraine, et après lui avoir doucement caressé la joue, il lui accordait une gratification. Bien plus habile que le tout-puissant Jupiter, qui n’a jamais pu maintenir le bon ordre parmi les divinités capricieuses de son olympe, qui passait son temps à réconcilier incessamment l’impérieuse Junon et la tendre Vénus, le grand-duc de Hesse-Darmstadt dissipait d’un mot les orages qui s’élevaient entre les cantatrices rivales, et sous son gouvernement débonnaire la brune et la blonde, l’opera-seria et l’opera-comica faisaient ensemble assez bon ménage.

Au lieu d’un opéra de M. Richard Wagner ou d’un tout autre ouvrage lyrique que j’espérais entendre à Darmstadt, l’affiche annonçait pour le lendemain de mon arrivée un drame de M. Brachvogel intitulé Narcisse, dont la scène se passe sous le règne de Louis XV. Voici quels sont les principaux personnages de ce drame dont un juge compétent a parlé dans la Revue des Deux Mondes  : Louis XV, Mme de Pompadour, Diderot, Grimm, et jusqu’à un M. de Salvandy, chevalier de la marquise de Pompadour ! J’avoue que j’aurais été curieux de m’assurer comment l’auteur a pu faire un drame assez sombre avec les noms que je viens de citer. Il n’y avait que Grimm, à mon