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sentiment à la gravité du service divin. Palestrina a fait comme Josquin Després son prédécesseur, Scarlatti comme Palestrina, et Sébastien Bach comme Scarlatti son contemporain : ils ont fait de la musique religieuse avec les ressources que l’art mettait à leur disposition, ils ont soumis les mélodies grégoriennes à la loi du temps, en leur imprimant un léger coloris de modulation qu’exigeaient l’oreille et la sensibilité des fidèles. Cette proposition est d’une vérité si évidente que Mortimer, l’auteur d’un bon ouvrage sur le chant choral, accuse positivement Sébastien Bach de méconnaître, dans l’harmonie qu’il y ajoute, le caractère des mélodies du plain-chant. C’est que Sébastien Bach était un musicien de génie, vivant au milieu du monde, dont il comprenait les besoins, tandis que Mortimer était un reclus associé à la secte des frères moraves, aussi étranger à son époque que les modes grecques, dont il s’est efforcé vainement de définir le caractère moral. Zarlino n’avait pas été plus habile que Mortimer. Les Allemands sont plus heureux que nous : ils ne font pas de théories sur le plain-chant, mais ils chantent juste et font de la bonne musique religieuse.

Je serais resté quelques jours de plus à Bade, si l’affiche du théâtre de Carlsruhe, dont l’orchestre est excellent, n’eût annoncé pour le lendemain l’Iphigénie en Tauride de Gluck. — Enfin, me suis-je écrié dans ma joie de critique, je verrai donc une fois dans ma vie un opéra de Gluck ! Paris est trop encombré de chefs-d’œuvre comme la Magicienne ou Sacountala pour penser jamais à nous faire entendre un ouvrage de ce grand peintre des passions, qui est venu, il y a plus de quatre-vingts ans, enrichir la France d’un génie presque à la hauteur de celui de Corneille ! Ah ! que Meyerbeer a bien raison de traiter ces gens-là comme des mercenaires, et de les enchaîner par des traités diaboliques avant de leur livrer une note ! — Hélas ! ma joie fut de courte durée. Arrivé à Carlsruhe, l’affiche n’annonçait plus le chef-d’œuvre de Gluck, mais i Capuleti ed i Montechi de Bellini, avec un troisième acte de Vaccaï ! — Je n’ai pas franchi le Rhin, je ne me suis pas soumis à la torture des lits allemands pour entendre un des plus faibles ouvrages de ce pauvre et délicieux Bellini, me suis-je dit dans ma douleur. Allons nous consoler à Heidelberg ! — Et j’ai quitté immédiatement et sans regret la capitale du grand-duché de Bade.

Trois endroits sont à visiter dans une ville, si l’on veut saisir promptement la physionomie de la population et avoir une idée de ses habitudes, de son bien-être et de ses mœurs : c’est le marché, l’église et le théâtre. C’est ce que je comptais faire en arrivant à Heidelberg, mais j’ai trouvé le théâtre fermé ainsi que l’université. Je me suis contenté de visiter le marché, les églises et la belle nature qui enveloppe de toutes parts cette ville paisible de la science et des souvenirs, et j’ai promené mes loisirs sur cette montagne pittoresque, dont le château en ruine accuse la politique de Louis XIV, la férocité de son ministre Louvois et de ses généraux. C’est une chose triste à dire, mais on ne peut faire un pas en Allemagne, en Italie, en Espagne, et dans presque tout le continent de l’Europe, sans trouver les traces désastreuses du passage des armées françaises ! Quelle différence avec le peuple et les armées romaines, qui fécondaient le sol qu’ils avaient conquis, et laissaient partout sur leur passage des institutions et des monumens impérissables.