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sa grandeur, me permettrai-je de leur répondre. L’homme n’est jamais satisfait parce qu’il est perfectible, et que l’horizon de son intelligence va sans cesse s’élargissant devant lui. À peine a-t-il atteint le but prochain, qu’il en entrevoit un autre plus loin, et ainsi de suite jusqu’à la consommation des siècles. Aussi comme elle est vraie et profonde, cette réponse d’un grand poète à un pauvre représentant qui s’écriait un jour tout effaré en pleine assemblée législative : « Mais quand tout cela finira-t-il ? — Cela ne finira pas, monsieur, » lui répondit M. de Lamartine.

Quoi qu’il en soit, les chemins de fer sont une admirable invention qui laisse à désirer bien des perfectionnemens, et, en ce qui touche l’Allemagne, des employés mieux rétribués qui soient dispensés d’importuner le voyageur d’incessantes et honteuses réclamations. On est véritablement accablé par les exigences de tous ces petits commis qui pullulent dans les gares des chemins de fer allemands. Le prix de la place est doublé par les pourboires et la rémunération des services qu’on vous rend malgré vous. Tout se paie au-delà du Rhin, jusqu’au sourire de ce bon Allemand qui tend la main, et qui est moins naïf que le voyageur qu’il exploite. Sans être trop exigeant ni paraître un esprit aventureux, ne peut-on désirer et prévoir les trois réformes suivantes : plus de passeport, formalité niaise et parfaitement inutile qui ne gêne que les honnêtes gens, car les autres sont toujours en règle, et ils ont dans la poche des passeports de rechange pour toutes les circonstances difficiles où ils peuvent se trouver ; — une seule monnaie pour toute l’Europe, qui débarrasse le voyageur de l’ennui insupportable d’être volé d’abord, et d’avoir la bourse remplie d’un signe commercial qui varie incessamment et dont il n’a pas le temps de connaître la valeur relative ; — enfin une association générale de toutes les compagnies de chemins de fer, ce qui permettrait de payer une seule et bonne fois sa place et de s’affranchir, comme on affranchit une lettre, d’un bout de l’Europe à l’autre ? Le jour où ces vœux seront exaucés, l’homme désirera encore autre chose, et il aura toujours raison. « La vie n’est-elle pas un mouvement ? »

Le pays que traverse le chemin de fer de Paris à Strasbourg est aussi varié que charmant. On salue avec plaisir la jolie petite ville de Château-Thierry et ses coteaux modères chargés de vignobles dont le monde entier connaît le fruit. Après qu’on a laissé derrière soi Nancy et ses campagnes florissantes, après qu’on a franchi la chaîne des Vosges sous un tunnel qui n’en finit pas, la nature prend un nouvel aspect. Les charrettes basses traînées par de petits chevaux, les tresses blondes des paysannes, les chemises bouffantes, les bretelles, le large chapeau et le ton de la végétation, tout annonce l’Alsace et la race allemande qui a résisté à l’incorporation de Louis XIV. Les conquérans ont beau faire, la nature est plus forte qu’eux. Ils peuvent former violemment des corps politiques, étendre leur domination sur différens climats, faire vivre pendant quelques siècles sous un même joug l’homme du Nord et celui du Midi ; mais les races persistent, elles conservent leur caractère indélébile et ne se fondent pas facilement dans l’unité factice qu’on leur impose. Qu’est devenue l’œuvre gigantesque des Alexandre, des César, des Charlemagne, des Charles-Quint et des Napoléon ? Ils ont perdu le pays dont ils s’étaient appuyés pour conquérir les autres. Il n’y a