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de leurs états-majors, et remit le commandement de l’escadre au capitaine de vaisseau le plus ancien. La marée ne lui permettant pas de se rendre à Rochefort avant deux heures du matin, il nous retint à bord du Foudroyant jusqu’à l’instant de son départ. Je ne pouvais me faire aucune illusion sur les dispositions du nouveau ministre à mon égard. Aussi ne crus-je point devoir sortir en cette occasion de ma réserve habituelle. L’amiral vint à moi et me proposa une partie de dames. Pendant la partie, il me demanda si je désirais qu’il se chargeât de donner de mes nouvelles à mes parens et à mes amis de Paris, qui, par parenthèse, n’avaient jamais été les siens. Je le remerciai froidement, et fis bien, car cette apparente prévenance n’était qu’une nouvelle boutade de son esprit moqueur.

L’amiral Decrès entrait au ministère douze jours avant la suspension des hostilités, six mois avant la paix d’Amiens. Il y resta jusqu’à la chute de l’empire. Il serait injuste de chercher à apprécier les résultats de sa longue administration, sans tenir compte des immenses difficultés que lui léguait un passé désastreux. Il fut pendant treize ans l’instrument docile et actif d’un génie dont il servit mal les projets impétueux, dont il seconda mieux les efforts réparateurs. Il fit beaucoup pour la régénération de notre marine, très peu pour le succès de nos armes. La postérité verra peut-être en lui un habile administrateur ; elle n’y pourra voir un grand ministre. Il manqua de la première qualité que l’on doit apporter dans ces postes éminens : la saine appréciation et des choses et des hommes. Soit défaut de jugement, soit défaut de conscience, il ne sut choisir pour les missions les plus importantes que des hommes médiocres et complètement au-dessous de la tâche qu’il leur avait confiée. Sous ce rapport, son passage aux affaires fut fatal aux grands intérêts du pays. Trafalgar, Santo-Domingo, les brûlots de l’île d’Aix, sont des souvenirs néfastes dont la responsabilité peut à bon droit remonter jusqu’au ministre. Grâce aux choix malheureux que la marine condamnait par avance, la seconde période de la guerre maritime commencée en 1793 ne fut pas moins funeste ni moins humiliante que la première. C’est cependant au milieu de ces immenses désastres qu’apparaît comme l’aurore d’une époque nouvelle, et que les combats de l’Inde, suivis de combats non moins honorables en Europe, promettent à notre marine de plus importans succès, si elle sait se résigner à les attendre.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.