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ajouta-t-il, en présence de l’ennemi, il ne suffit pas de tirer vite : il faut aussi savoir manœuvrer, et ne pas se mettre en position de recevoir des bordées d’enfilade. — Oh ! monsieur l’amiral, m’empressai-je de répondre, ce sont là les élémens de notre métier. » Je ne crois pas que ces paroles fussent une inconvenance, prononcées surtout comme elles l’avaient été avec un accent de bonne humeur. L’amiral n’en jugea pas ainsi. Il se redressa soudain de toute sa hauteur, et, me toisant des pieds à la tête : « Vous êtes bien jeune, capitaine, me dit-il ; votre réponse l’est encore davantage. » Je demeurai interdit d’une attaque si imprévue. L’attention de tout le monde s’était portée sur moi, et je commençais à perdre contenance. Je compris cependant que, si je devais être respectueux envers mon supérieur, je n’étais pas tenu d’accepter sans mot dire une avanie publique et faite sans motif. Bien qu’au fond du cœur je me sentisse furieux, je m’appliquai à mettre une grande modération dans ma réponse. « Monsieur l’amiral, lui dis-je avec calme, je n’ai pas eu l’honneur de servir encore sous vos ordres : je ne suis pas connu de vous, et par conséquent je ne puis croire que vous ayez des préventions contre moi » Il ne me laissa pas achever ma phrase. « Si j’en avais, s’écria-t-il, vous ne commanderiez pas votre frégate vingt-quatre heures. — Ne pas la commander sous vos ordres, lui répliquai-je avec une véhémence dont je ne fus pas le maître, serait le dernier de mes regrets. » M. Decrès avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait été trop loin, et qu’aucun des spectateurs de cette scène ridicule ne l’approuvait d’avoir provoqué à plaisir un officier qui jouissait déjà de quelque estime dans le corps. Il supporta donc sans mot dire ma réponse ; mais quelques instans après il me fit appeler dans sa chambre. « Jeune homme, me dit-il, vous venez de me faire une réponse qui m’a vivement blessé. Je suis l’ami des jeunes gens. Je les traite sévèrement quand ils agissent comme des enfans ; mais aussi je les protège de toutes mes forces lorsqu’ils s’en rendent dignes. C’est ainsi que je suis fait. Les gens qui me connaissent le savent bien. Voyez plutôt le capitaine C…, quand il faisait l’armement du vaisseau l’Union à Lorient, où j’étais commandant de la marine. Je le tourmentais un peu : il était furieux contre moi ; je le fis venir. Si ses yeux eussent été des pistolets, ils m’eussent fait sauter la cervelle. Je lui présentai la main ; il se jeta à mon cou. Nous nous embrassâmes, et tout fut fini. » Cette espèce d’avance ne pouvait réparer ce que je venais de souffrir. « Le capitaine C…, dis-je à l’amiral, était intimement lié avec vous ; sa réputation était faite. Il pouvait oublier des torts qui sans doute ne l’avaient pas humilié publiquement. Quant à moi, monsieur l’amiral, je n’oublierai jamais que, sans me connaître et sans que je vous en eusse