Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/670

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de celui qui avait donné l’ordre d’appareillage ou de celui qui l’avait exécuté ?

Dès que la pointe de l’île d’Aix fut derrière la corvette, je fis route pour sortir par le Pertuis-d’Antioche, accompagné du lougre le Chasseur, qui ne devait me quitter que hors de vue de terre. Nous n’avions pas encore vidé le pertuis que la marée changea, et avec le flot le calme survint. Nous étions alors par le travers de Sainte-Marie de l’île de Ré. Je laissai tomber une ancre pour attendre que le courant fût moins fort et que le vent me permît de faire route. Je profitai de ce premier moment de loisir pour descendre dans le logement des déportés. Le balancement du navire, que berçait la longue houle de l’Atlantique, produisait déjà son effet ordinaire sur ces malheureux passagers. Ils aspiraient ardemment après le grand air. Mes instructions me prescrivaient de n’admettre sur le pont qu’un seul prisonnier à la fois. Je n’hésitai point à enfreindre ces ordres barbares. Un des proscrits, le plus âgé et à tous égards le plus respectable, s’avança vers moi avec une dignité calme et résignée qui m’émut jusqu’aux larmes. Il me remercia de la faveur que je venais de lui accorder ainsi qu’à ses compagnons, et me pria de lui faire connaître les règlemens que les passagers devraient observer pendant la traversée. Je lui répondis qu’il m’était défendu de les laisser communiquer sous aucun prétexte avec l’équipage, mais que le capitaine de la corvette et les officiers de son état-major se félicitaient que cette défense ne s’étendit pas jusqu’à eux-mêmes.

Sur ces entrefaites, je m’aperçus que le vaisseau la Révolution, qui était encore en vue, se couvrait de signaux et tirait des coups de canon pour attirer notre attention. Bientôt je distinguai deux canots se dirigeant à force de rames vers la corvette. Ces embarcations portaient un nouveau capitaine pour la Brillante, et deux officiers chargés de l’installer à son poste. Conformément aux ordres qui me furent remis, j’appareillai sur-le-champ et vins reprendre le mouillage de l’Ile d’Aix. Ce terrible commandant de la Révolution, qui m’avait déjà menacé une première fois de me couler, m’ordonna de sa même voix de stentor de jeter l’ancre sous la volée de ses canons. Ce fut alors qu’au nom de la république mon successeur fut reconnu, devant l’état-major et l’équipage assemblés, comme capitaine de la Brillante. Il dut être peu flatté de l’accueil que lui firent ses subordonnés. Tous n’étaient occupés que du capitaine qu’ils allaient perdre et ne dissimulaient pas la peine qu’ils éprouvaient de son éloignement. Quant à moi, j’avoue que je ne fus pas insensible à mon changement de position. Au vif regret que j’éprouvais de me séparer d’un état-major si digne de toute mon estime, se joignait la crainte de voir ma famille enveloppée