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Je pris le billet.

Je lus sur un petit morceau de papier les lignes suivantes écrites à la hâte au crayon :

« Adieu, nous ne nous reverrons plus. Ce n’est point par fierté que je m’éloigne, non ; c’est que je ne peux pas faire autrement. Hier, lorsque je pleurais devant vous, si vous m’aviez dit un mot, un seul mot, je serais restée. Vous ne l’avez pas prononcé. C’est sans doute ce qui pouvait arriver de plus heureux… Adieu pour toujours. »

— Un seul mot… Insensé que j’étais ! Ce mot, je le répétais la veille avec des larmes, je le jetais au vent, je le prononçais au milieu des champs discrets ; mais je ne lui dis pas, je ne lui avais pas dit que je l’aimais. Oui, il m’avait été impossible de prononcer alors cette parole. Lorsque je me trouvais avec elle dans cette chambre fatale, je n’avais pas encore nettement conscience de mon amour ; il ne s’était même pas éveillé lorsque j’étais assis avec son frère dans un silence pénible et inexplicable… Il s’était déclaré subitement, avec une force insurmontable, peu d’instans après, lorsqu’épouvanté par la pensée d’un malheur, je m’étais mis à la chercher et à l’appeler ; mais il était trop tard. — C’est impossible, me dira-t-on. — Je ne sais si c’est impossible ; tout ce que je puis dire, c’est qu’il en est ainsi. Anouchka ne serait point partie, si elle avait eu la moindre coquetterie. Elle n’avait pu supporter ce que toute autre femme eût accepté, et moi je ne l’avais pas compris ! Mon mauvais, génie avait retenu cet aveu sur mes lèvres lors de ma dernière entrevue avec Gagine sous cette fenêtre obscure, et le dernier fil que je pouvais encore saisir avait glissé de mes mains.

Je retournai le même jour à L… avec mes bagages et partis pour Cologne. Je me rappelle qu’au moment où le bateau quittait la rive, et où je disais adieu à toutes ces rues, à tous ces lieux que je ne devais plus oublier, j’aperçus Aennchen. Elle était assise sur un banc près du rivage. Quoique encore pâle, sa figure n’était plus chagrine : un beau jeune homme était à ses côtés et lui parlait en riant ; de l’autre côté du Rhin, ma petite madone perdue dans le sombre feuillage du vieil érable semblait toujours me suivre tristement du regard.


XXI

À Cologne, je retrouvrai la trace de Gagine ; j’appris qu’il était parti pour Londres. Je me dirigeai immédiatement vers cette ville ; toutes les recherches que j’y fis restèrent infructueuses. Je persistai longtemps, rien ne pouvait me décourager ; mais je fus obligé, de renoncer à l’espoir de retrouver ceux que je cherchais.