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comprendre pourquoi elle avait tout confié à son frère ; j’étais agité surtout par la nécessité de prendre aussi promptement une semblable décision.

— Épouser une fille de dix-sept ans, et d’un pareil caractère ! Est-ce possible ? me dis-je, et je me levai.


XIV

À l’heure convenue, je passai le Rhin, et la première personne que je rencontrai sur le bord fut le même petit garçon qui était venu me trouver le matin. Il semblait m’attendre.

— De la part de Fräulein Anouchka, me dit-il en baissant la voix, et il me remit un nouveau billet.

Anouchka m’annonçait que le lieu du rendez-vous était changé. Elle me disait de me trouver dans une heure et demie, non pas à la chapelle, mais chez Frau Louise ; je devais frapper à la porte, entrer et monter trois étages.

— Encore une fois oui ? me demanda le petit garçon.

— Oui, lui répondis-je, et je me dirigeai le long du rivage. Je n’avais pas assez de temps devant moi pour revenir à la maison, et ne voulais pas errer dans les rues. Derrière les murs de la ville s’étendait un petit jardin avec un jeu de quilles couvert et des tables pour les buveurs de bière. J’y entrai. Plusieurs Allemands d’un âge mûr jouaient aux quilles ; les boules roulaient avec bruit, et de temps à autre s’élevait un murmure d’approbation. Une jolie petite servante, aux yeux gonflés par les larmes, m’apporta une cruche de bière. Je la regardai avec attention : elle se détourna brusquement et s’éloigna.

— Oui, oui, dit au même instant un gros bourgeois aux joues vermeilles, Aennchen est aujourd’hui très affligée. Son promis s’est enrôlé. — Je la regardai de nouveau, elle se retira dans un coin et cacha sa figure dans ses mains ; des larmes tombaient lentement entre ses doigts. Quelqu’un demanda de la bière ; elle lui apporta une cruche et alla reprendre sa place. Cette douleur muette me frappa ; je me mis à réfléchir à l’entrevue qui m’attendait, mais j’étais inquiet, triste. Ce n’était pas le cœur plein d’espérance, que je me rendais à cette entrevue ; je ne devais point m’y abandonner aux joies d’un amour partagé ; je devais y tenir ma parole, remplir un devoir pénible. « Il ne faut pas plaisanter avec elle, » ces paroles de Gagine m’avaient percé le cœur comme une flèche. Pourtant, il y avait trois jours, dans ce bateau que les flots emportaient, n’étais-je pas tourmenté par une soif de bonheur ? Je pouvais la satisfaire, et j’hésitais, je repoussais ce bonheur, mon devoir m’ordonnait de le repousser… Cette possibilité était si inattendue que j’en étais troublé.