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XI

En sortant le lendemain pour me rendre, chez Gagine, je ne me demandai pas si j’étais amoureux d’Anouchka ; mais elle occupait toute ma pensée, et je me félicitais de notre rapprochement imprévu. Je sentais que je la comprenais seulement depuis hier ; jusque-là elle s’était détournée de moi, et voici qu’au moment où elle se montre enfin à mes yeux, de quelle lumière attrayante s’éclaire son image ! Combien elle me surprend ! Que je crois y découvrir de séductions mystérieuses !

Je suivais délibérément le chemin que j’avais déjà parcouru tant de fois, en jetant à chaque pas les yeux sur la petite maison blanche qui se montrait dans le lointain. Je ne songeais nullement à un avenir éloigné, je ne pensais même pas au lendemain : je me sentais heureux.

Lorsque j’entrai dans la chambre, Anouchka rougit ; je remarquai qu’elle avait de nouveau fait toilette, mais l’expression de ses traits n’allait point à sa mise : elle était triste. Et moi qui arrivais tout joyeux ! Je crus même m’apercevoir que, suivant son habitude, elle avait été sur le point de s’enfuir, mais qu’ayant fait un effort sur elle-même, elle était restée. Gagine se trouvait dans cet état particulier d’ardeur et de furie qui prend subitement les artistes dilettantes comme un accès de fièvre, lorsqu’ils s’imaginent qu’ils ont réussi, comme ils le disent, à « saisir la nature par la queue. » Il se tenait tout ébouriffé, tout barbouillé de couleur, devant une toile, et s’escrimait du pinceau. Il me salua d’un signe de tête presque rébarbatif, se recula de quelques pas, cligna les yeux, et se jeta de nouveau sur son tableau. Je me gardai bien de le déranger, et j’allai m’asseoir auprès d’Anouchka. Ses yeux sombres se tournèrent lentement de mon côté.

— Vous n’êtes pas aujourd’hui comme hier, lui dis-je après avoir vainement essayé de la faire sourire.

— Oui, je ne suis pas la même, me répondit-elle d’une voix lente et sourde ; mais cela ne fait rien. Je n’ai pas bien dormi : j’ai réfléchi toute la nuit.

— À quoi ?

— Ah ! mon Dieu, à beaucoup de choses. C’est une habitude de mon enfance, du temps où je vivais encore auprès de ma mère…

C’est avec effort qu’elle prononça ce dernier mot, mais elle répéta de nouveau : — Lorsque je vivais auprès de ma mère,… je me demandais souvent pourquoi nous ne connaissons pas ce qui doit nous arriver ; même lorsqu’on prévoit un malheur, on ne peut pas l’éviter.