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— Pourquoi vous êtes-vous mise à rire tantôt en m’apercevant ? lui demandai-je.

— Je n’en sais rien. Quelquefois j’ai envie de pleurer, et je me mets à rire. Il ne faut pas me juger… d’après ma manière d’agir. À propos, qu’est-ce que ce conte de Loreley ? C’est son rocher que l’on voit d’ici ? On dit qu’elle avait commencé par noyer tout le monde, mais qu’étant devenue amoureuse, elle se précipita dans le Rhin. Cette histoire me plaît. Frau Louise en sait beaucoup, et elle me les raconte. Frau Louise a un chat noir aux yeux jaunes…

Anouchka leva la tête et secoua les boucles de sa chevelure. — Ah ! je suis contente, me dit-elle.

En ce moment, des sons harmonieux commencèrent à se faire entendre par intervalles. Quelques centaines de voix récitaient en chœur, avec des interruptions cadencées, un chant religieux. Une longue procession se montra au-dessous de nous, sur la route, avec des croix et des bannières.

— Si nous allions nous joindre à eux ? me dit la jeune fille en prêtant l’oreille aux chants qui arrivaient jusqu’à nous en s’affaiblissant de plus en plus.

— Vous êtes donc bien pieuse ?

— Aller en quelque lieu éloigné pour prier, pour accomplir une œuvre périlleuse ! ajouta-t-elle. Sans cela, les jours s’écoulent, la vie se passe inutilement.

— Vous êtes ambitieuse, lui dis-je. Vous ne voudriez pas quitter la vie sans laisser de traces…

— Est-ce donc impossible ?

— Impossible ! allais-je lui répondre ; mais je regardai ses yeux expressifs, et me bornai à lui dire : — Essayez !

— Dites-moi, reprit-elle après un moment de silence, pendant lequel je ne sais quelles ombres passaient sur son visage, qui avait pâli de nouveau ; elle vous plaît donc beaucoup, cette dame ?… Vous savez bien, mon frère a porté sa santé, dans les ruines, le lendemain du jour où nous avons fait votre connaissance.

Je me mis à rire.

— Votre frère plaisantait. Aucune femme ne m’a occupé, ou du moins ne m’occupe maintenant.

— Et qu’est-ce que vous aimez chez les femmes ? me demanda-t-elle en renversant la tête avec une curiosité enfantine.

— Quelle singulière question ! m’écriai-je. Elle se troubla un peu.

— Je n’aurais pas dû vous adresser une pareille question, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi ; j’ai l’habitude de dire tout ce qui me passe par la tête. C’est pourquoi je crains de parler.