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ancienne femme de chambre de ma mère, nommée Tatiana. Je me rappelle fort bien cette Tatiana ; elle était de haute taille, elle avait de grands yeux sombres, les traits nobles, sévères, intelligens, et passait pour une fille fière et peu abordable. Autant qu’il me fut possible de le comprendre par le récit plein de réticences respectueuses que fit Jakof, mon père n’avait remarqué Tatiana que plusieurs années après la mort de ma mère. À cette époque, Tatiana ne demeurait plus dans la maison seigneuriale ; elle habitait avec une de ses sœurs, mariée et chargée de surveiller la basse-cour. Mon père s’attacha vivement à elle, et lorsque j’eus quitté la campagne, il songea même à l’épouser ; mais elle s’y refusa malgré toutes ses instances. — La défunte Tatiana Vlacievna, me dit Jakof en se tenant gravement près de la porte, les mains derrière le dos, était une personne sensée, et elle ne voulut pas faire de tort à votre père. « Moi votre femme, la femme du seigneur ? Allons donc ! » C’est devant moi qu’elle daigna parler ainsi à votre père. — Le fait est que Tatiana ne consentit même pas à venir habiter la maison seigneuriale ; elle continua à demeurer chez sa sœur avec Anouchka. Dans mon enfance, je ne voyais Tatiana que les jours de fête à l’église. Coiffée d’un mouchoir foncé, un châle jaune sur les épaules, elle se tenait dans la foule près d’une fenêtre ; son profil sévère se dessinait nettement sur les vitres transparentes, et elle priait tranquillement avec une sorte de gravité modeste, s’inclinant profondément a l’ancienne manière. Lorsque mon oncle m’emmena, Anouchka n’avait que deux ans, et c’est à neuf ans qu’elle perdit sa mère.

Après la mort de Tatiana, mon père prit Anouchka auprès de lui, dans la maison seigneuriale. Il en avait déjà témoigné le désir plusieurs fois ; mais Tatiana s’y était opposée. Vous comprenez ce que dut éprouver Anouchka lorsqu’on la transporta chez le maître. Aujourd’hui encore elle se souvient du moment où on lui fit mettre une robe de soie et où l’on commença à lui baiser la main. Sa mère l’avait élevée très sévèrement ; mon père ne lui imposa aucune contrainte. Il se chargea de son éducation ; elle ne voyait que lui. Il ne la gâtait pas, ou, pour mieux dire, il ne l’entourait pas de soins inutiles ; mais il l’aimait à la folie et ne lui refusait rien : il se croyait, dans le fond de l’âme, coupable à son égard. Anouchka comprit bientôt qu’elle était le principal personnage de la maison ; elle savait que le maître était son père, mais elle comprit également que sa position était fausse ; son amour-propre s’en accrut bientôt, elle devint défiante, ses mauvais penchans s’enracinèrent, et elle perdit de sa naïveté. Elle voulait, me confia-t-elle plus tard, forcer le monde entier à oublier son origine ; tantôt elle rougissait de sa mère, elle rougissait de sa honte, tantôt elle en était fière. Vous voyez qu’elle savait et