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qu’entre les mains d’un précepteur triste et taciturne comme l’était mon père, je resterais fort en arrière des enfans de ma génération, et que mon caractère même pourrait fort bien s’en ressentir. Mon père résista longtemps à ces instances ; cependant il finit par s’y rendre. Je pleurai beaucoup en le quittant ; je l’aimais, quoique je n’eusse jamais surpris un sourire sur ses lèvres. Arrivé à Pétersbourg, j’oubliai bientôt le lieu sombre et triste où s’était écoulée mon enfance. J’entrai à l’école des cornettes, puis dans un régiment de la garde. Je me rendais tous les ans à la campagne pour y passer quelques semaines, et chaque fois je trouvais mon père de plus en plus triste, absorbé en lui-même, taciturne jusqu’à la timidité. Il se rendait journellement à l’église et avait presque entièrement perdu l’habitude de la parole. Dans une de ces visites (j’avais déjà une vingtaine d’années), j’aperçus pour la première fois une petite fille maigre, aux yeux noirs, âgée de dix ans environ, Anouchka. Mon père me dit que c’était une orpheline dont il prenait soin. Je ne fis aucune attention à cette enfant ; elle était sauvage, agile et silencieuse comme une petite bête fauve, et dès que j’entrais dans la chambre favorite de mon père, vaste salle où ma mère était morte, et tellement sombre qu’on y tenait des lumières allumées en plein jour, elle se cachait derrière un fauteuil ou derrière une armoire à livres. Des affaires de service me retinrent au régiment, et je restai trois années sans venir à la campagne ; mais tous les mois mon père m’écrivait quelques lignes : il me parlait rarement d’Anouchka dans ses lettres et n’entrait dans aucun détail à ce sujet. Il avait déjà cinquante ans passés et paraissait encore un jeune homme. Figurez-vous mon saisissement ; je reçois tout à coup de notre intendant une lettre dans laquelle il m’annonce que mon père est dangereusement malade et me conseille d’arriver au plus vite, si je veux lui dire adieu. Je partis en toute hâte et trouvai mon père encore en vie, mais au moment de rendre le dernier soupir. Il fut heureux de me voir, me pressa de ses mains décharnées, me regarda longtemps d’un œil à la fois interrogateur et suppliant, et, m’ayant fait promettre que je remplirais son dernier vœu, il donna ordre à son vieux valet de chambre de faire venir Anouchka. Le vieillard l’amena ; elle se soutenait à peine et tremblait de tous ses membres.

— Tiens, me dit mon père avec effort, je te confie ma fille, ta sœur. Jakof t’apprendra tout, ajouta-t-il en me montrant le valet de chambre.

Anouchka se mit à sangloter et tomba sur le lit la face la première. Une demi-heure après, mon père expira.

Voici ce que j’appris. Anouchka était la fille de mon père et d’une