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savoir que jusqu’au moment de son départ pour les pays étrangers elle avait habité la campagne. Je la trouvai un jour seule et lisant ; elle avait la tête appuyée sur ses deux mains, les doigts profondément enfoncés dans sa chevelure, et dévorait des yeux le livre qui était sur la table.

— Bravo ! m’écriai-je en m’approchant, comme vous êtes studieuse !

Elle releva la tête et me regarda d’un air digne et froid. — Vous pensiez donc que je savais seulement rire ? me répondit-elle en se levant pour sortir de la chambre.

Je jetai les yeux sur le titre du livre : c’était un roman français.

— Le choix ne me paraît pas des meilleurs, lui dis-je.

— Que faut-il donc lire ? s’écria-t-elle. Et, jetant le livre sur la table, elle ajouta : — S’il en est ainsi, j’irai plutôt faire des folies. — Et elle courut vers le jardin.

Le même jour, dans la soirée, je lisais à Gagine Hermann et Dorothée. Au commencement de cette lecture, Anouchka passait et repassait à chaque instant devant nous ; puis elle s’arrêta tout à coup, prêta l’oreille, s’assit doucement à mes côtés et m’écouta jusqu’à la fin. Le lendemain, ses manières avaient encore changé. Je compris qu’elle s’était mis dans la tête d’être une ménagère calme et sérieuse comme Dorothée. En un mot, son caractère me paraissait inexplicable. Quoique d’un amour-propre excessif, elle me captivait cependant, même lorsque ses manies m’indisposaient le plus. Le seul point sur lequel je finis par avoir une opinion bien arrêtée, c’est qu’elle n’était pas la sœur de Gagine. Celui-ci ne la traitait point fraternellement ; il se comportait à son égard avec trop de douceur, trop de condescendance, et cependant cette attitude trahissait une sorte de contrainte. Une circonstance étrange, ou plutôt qui me parut telle, confirma ces soupçons.

Un soir, en m’approchant du clos de vigne qui entourait la maison de Gagine, je trouvai la porte fermée. Quelques jours auparavant, j’avais remarqué un endroit où la haie était en partie détruite ; je m’introduisis par cette brèche. À peu de distance de là et à quelques pas du sentier, il y avait un petit berceau d’acacias ; à peine l’avais-je dépassé, que je distinguai la voix d’Anouchka. Elle prononça avec chaleur et en pleurant ces paroles : — Non, je n’aimerai jamais un autre que toi ! non ! non ! C’est toi seul que je veux aimer, et pour toujours !

— Allons, calme-toi, lui répondit Gagine. Tu sais bien que je me fie à toi.

Leurs voix partaient du berceau. Je les aperçus à travers le feuillage peu touffu des acacias ; ils ne me remarquèrent pas.