Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/562

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un hôtel à l’enseigne du Soleil. La maison et le jardin, qui donnait sur la rue, étaient pavoisés de drapeaux ; les étudians étaient attablés sous des tilleuls ; dans un bosquet de lierre étaient assis les musiciens, qui s’escrimaient de leur mieux, tout en avalant force bière pour se tenir en haleine. Un assez grand nombre de curieux étaient rassemblés devant la grille peu élevée du jardin ; les bons bourgeois de la ville ne voulaient point perdre l’occasion d’examiner attentivement les hôtes qui leur étaient arrivés. Je me réunis à ce groupe de spectateurs. Les détails de la scène qui se passait sous mes yeux étaient des plus attachans. La physionomie des étudians, leurs embrassemens, leurs exclamations, cette innocente vivacité de la jeunesse, ces regards enthousiastes, ces rires sans motif, — les meilleurs des rires possibles, — ce joyeux bouillonnement de la vie encore dans sa fraîcheur, cet abandon plein d’insouciance, me touchaient profondément, et je ne tardai pas à en subir l’influence. — Si j’allais me joindre à eux ? me demandai-je avec émotion…

— Anouchka[1], n’en as-tu pas assez ? dit tout à coup derrière moi en russe une voix masculines

— Restons encore, lui répondit une voix de femme dans la même langue.

Je me retournai vivement, et mes regards tombèrent sur un beau jeune homme en redingote de voyage et coiffé d’une casquette ; il donnait le bras à une jeune personne de petite taille, et dont la figure était presque entièrement cachée par un chapeau de paille.

— Vous êtes Russes ? leur demandai-je sans prendre le temps de réfléchir.

Le jeune homme me répondit en souriant : — Oui, nous sommes Russes.

— Je ne m’attendais pas, lui dis-je, à rencontrer dans un pays perdu…

— Et nous non plus, reprit-il en me coupant la parole, mais qu’importe ? Tant mieux. Permettez-moi de nous faire connaître de vous ; je me nomme Gagine, et » voici ma… (il hésita un moment), voici ma sœur. Et vous ?

Je déclinai mon nom, et nous engageâmes la conversation. J’appris bientôt que Gagine voyageait, comme moi, pour son plaisir, et qu’étant arrivé, il y a huit jours, à L…, il s’y était fixé momentanément. Je dois dire que je n’aime point à me lier avec des Russes dans les pays étrangers. Je les reconnais du plus loin que je les vois, à leur démarche, à la coupe de leurs vêtemens, surtout à leur physionomie, le plus souvent dédaigneuse et hautaine, puis prenant

  1. Anouchka ou Assa, diminutifs russes d’Anna.