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sins allaient-ils se retirer ? ou bien avait-on reconnu la méprise et allait-on continuer la poursuite ? En faisant de rapides zigzags dans le brouillard, Christian espérait se défaire d’eux un à un. Il essayait de compter les voix et les pas. Il avait un immense avantage, qui était d’avoir gardé, sans y songer, les bottes de feutre sans couture et sans semelles qu’on lui avait prêtées le matin pour la chasse. Cette souple chaussure ne gênait pas plus ses mouvemens que s’il eût couru nu-pieds, et lui permettait en outre de ne faire sur la neige qu’un bruit extrêmement léger, tandis qu’il entendait le moindre pas de ses adversaires, chaussés avec moins de luxe et de précaution.

Il écouta encore. On venait à lui, mais on ne le voyait pas ; la marche était incertaine. Il entendit, à dix pas de lui, ces mots rapides : « Hé ! c’est moi ! » Les bandits se rencontrant inopinément dans le brouillard, leur ordre était rompu. Rien de plus facile désormais que de leur échapper. Christian n’y songea pas. Il avait la rage au cœur, il ne voulait pas que ces scélérats pussent retourner le chercher au Stollborg. Il les appela d’une voix forte en se nommant et en les défiant, reculant peu, mais courant comme des bordées pour les irriter et les désunir, espérant en joindre un, puis un autre, sans se laisser envelopper par tous. Sa présence d’esprit était si complète qu’il pût bientôt les compter ; ils étaient encore trois, Massarelli avait été le quatrième.

Malgré cette étonnante possession de lui-même, Christian éprouvait une surexcitation violente, mais qui n’était pas sans mélange d’un plaisir âpre comme l’ivresse de la vengeance. Aussi fut-il presque désappointé lorsque d’autres pas se firent entendre derrière lui, des pas aussi moelleux que les siens, et qui lui firent tout de suite reconnaître les bottes de feutre dont étaient chaussés ses compagnons de chasse. Il craignait que les bandits ne prissent la fuite sans combattre. Il courut au-devant de ses amis et leur dit bas et rapidement : « Ils sont là, ils sont trois, il faut les prendre !… Suivez-moi et taisez-vous ! »

Et aussitôt, retournant en droite ligne à la rencontre des ennemis, il s’arrêta au lieu où il les jugea à peu près rassemblés en se nommant de nouveau et en raillant leur maladresse et leur poltronnerie. À l’instant même, un des bandits l’atteignit au bras d’un coup de poignard, et tomba à ses pieds, étourdi et suffoqué par un coup du manche du couteau norvégien que Christian lui porta en pleine poitrine. Christian n’avait été que blessé légèrement, grâce à sa veste de peau de renne ; il remercia le ciel de n’avoir pas cédé au désir d’éventrer le bandit comme il avait éventré l’ours de la montagne. Il était très important de prendre vivant un des bravi du baron. Les deux autres, le croyant mort, jugèrent qu’avec leur chef,