les bras de sa mère : c’est l’enfant-Dieu dont il est peintre ; l’enfant devient-il homme, la révélation cesse ; ce n’est plus ce calme de la force, cette majesté toute-puissante, cette pensée créatrice du monde, ces yeux qui percent les mystères ; à Rome comme à Pérouse et à Florence, à fresque comme sur toile, au sommet du Thabor comme au seuil du sépulcre, nous ne retrouvons plus qu’une tête angélique, la plus belle, la plus douce, la plus compatissante figure, pleine de sainteté, mais sans divinité. Léonard, autant qu’on en peut juger sur les débris de la Cène de Milan, eut aussi sa révélation : son Christ a des beautés divines ; il lui manque peut-être un certain trait de flamme. Ce n’est pas le Christ tout entier, mais la douceur et la résignation de la sainte victime ne seront jamais, sur terre, exprimées plus admirablement. Après ce grand effort, cherchons ; le type s’abaisse. Un reflet affaibli du Christ de Léonard se perpétue par tradition ; chaque époque, chaque école l’altère plus ou moins ; les Carrache l’appesantissent, le Guide l’affadit, Carlo Dolci l’efféminé ; puis tout cela se résume en un certain mélange solennel et maniéré, également dépourvu de l’une et de l’autre vie, qu’on peut appeler le Christ académique. Nous comprenons qu’un peintre qui, comme Scheffer, s’élève à l’art chrétien non par routine ou par commande, mais par invincible attraction, soit impatient de s’affranchir de ces banalités, et s’impose la tâche de résoudre à son tour le problème, de marcher à la découverte du type surhumain. Dès son entrée dans la carrière, c’est la pensée qui le domine. Son début est un Christ, puis il en fait dix autres sans jamais se lasser. Parmi tous ces essais, tout à l’heure nous en signalions trois : nous y trouvions déjà un sentiment profond, mais rien d’assez céleste pour en parler longuement au lecteur. Maintenant en voici trois autres, les trois derniers ; ceux-là forcent à s’arrêter.
Nous le disons en toute confiance, et le public, nous l’espérons, jugera comme nous, ces trois Christ sont, chacun dans leur genre, trois coups de maître, trois œuvres de premier ordre, trois des plus nobles créations de la peinture moderne. Nous avons jusqu’ici mis franchement en lumière les imperfections au moins autant que les beautés, cette franchise ne nous fait pas défaut. Nous ne voyons pas en Scheffer un artiste complet, supérieur à tous ses émules, égal aux plus grands maîtres ; nous constatons un fait : consultez vos souvenirs, prenez les peintres qui depuis Léonard, chacun à sa manière, selon son style et sa nature, selon l’esprit des temps, ont sérieusement tenté de peindre le fils de Dieu ; prenez-les tous et demandez-leur quelque chose qui se puisse égaler à l’ineffable expression de ce Christ pleurant sur Jérusalem ! Ces larmes de reproche et de tendresse, cette sévérité compatissante, où les trouverez-vous ?