Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/496

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’époque où M. Ingres revenait d’Italie comme d’un long exil, et trouvait, pour prix de sa persévérance, dans le public régénéré un respectueux empressement et chez quelques adeptes un véritable fanatisme ? Était-ce l’influence de cette élévation de style, de ces principes traditionnels si hardiment inaugurés qui avaient agi sur Scheffer ? N’était-ce pas plutôt le résultat tout naturel d’un travail tout intérieur ? Quoi qu’il en soit, vers 1826 il était, on peut dire, aux prises avec lui-même, se livrant les plus grands combats, se soumettant aux plus rudes épreuves qu’aucun maître peut-être ait jamais acceptées au-delà de sa première jeunesse.

Nous en avons le souvenir présent. Un jour, dans cet atelier qui d’ordinaire était rempli de chevalets d’un petit modèle, et où la toile la plus grande n’excédait guère les dimensions d’un portrait, nous fûmes surpris d’en trouver une qui du sol montait presque au plafond. Elle était déjà couverte d’un épiderme de couleur laissant voir des contours finement arrêtés. Ce n’était pas encore un tableau, c’était plus qu’une ébauche. On eût dit une apparition vaporeuse et diaphane. De malheureuses femmes réfugiées au sommet d’un rocher se tordaient les mains de désespoir, les unes implorant le ciel, les autres penchées sur l’abîme et regardant l’issue d’un combat meurtrier. Jamais nous n’oublierons cette scène émouvante. Sans quelques coups de crayon blanc encore tracés sur la peinture, l’illusion aurait été complète ; la scène elle-même apparaissait comme à travers un transparent. Scheffer était là depuis huit jours dans le feu de sa première pensée : c’était, on le devine, ses Femmes souliotes qu’il jetait ainsi sur la toile. Ces créatures héroïques se lançant à la mort pour fuir le déshonneur et l’esclavage lui avaient monté la tête. Peindre en petit, c’est-à-dire indiquer seulement, laisser dans le vague et l’à-peu-près un tel acte, de telles âmes, c’était, selon lui, en prendre trop à son aise. Il fallait essayer de tout dire et de tout rendre, à l’échelle de la nature. Il abandonnait donc ses tableaux commencés, ses joujoux, comme il les appelait, et se donnait tout entier à cette œuvre virile.

Trois ans auparavant, on l’avait déjà vu tenter même entreprise. Il avait envoyé au salon de 1824, en compagnie de huit ou dix charmans petits tableaux, un Gaston de Foix trouvé mort après la bataille de Ravenne, grande et sombre composition qui ne manquait pas d’énergie, et où l’âme du peintre se laissait voir encore dans l’admirable tête du héros expire, mais au demeurant vraie boutade romantique, surtout quant à l’exécution. Tout ce qu’un des plus spirituels contemporains de Scheffer s’était déjà permis à cette époque d’épaisseur de couleur, de tons heurtés, de négligences volontaires, Scheffer en avait usé lui-même dans cette grande toile.