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hors de leur lit, un débordement général, voilà le rêve de Diderot. Ce pauvre Greuze fut sa victime, il écrivit sous sa dictée ; plus de peinture, plus de couleur, du sentimentalisme, de la déclamation ; c’est du pur Diderot que ces tableaux dramatiques ; en les signant, Greuze fait un faux.

Maintenant tournez les yeux sur les scènes d’Ary Scheffer : voyez l’Incendie de la ferme, l’Invasion de 1814, les Pêcheurs pendant la tempête ; l’action n’est guère moins agitée que dans la Malédiction paternelle, la pièce à grand fracas de Greuze, mais quelle différence ! Vous n’êtes pas au mélodrame ; vous êtes ému par des moyens de bon aloi ; c’est l’auteur qui vous parle ; il sent ce qu’il vous dit, il n’a pas de souffleur, rien d’emprunté, rien d’affecté ; aussi les sentimens qu’il exprime, loin d’engourdir son pinceau, lui donnent au contraire plus de souplesse et plus d’accent. Faire penser, faire rêver, attendrir le spectateur, c’est là sa peinture à lui, c’est par là qu’il est peintre ; dessin, couleur, idée et sentiment, tout cela n’est chez lui qu’un tout inséparable, comme ces mélodies dont les notes s’identifient si bien aux vers qui les inspirent, qu’elles semblent en sortir tout naturellement. Le naturel, pour tout dire, le naturel uni à l’art de la composition, tels sont les deux secrets qui assuraient à Scheffer le succès de ses petits tableaux ; ajoutons-en un troisième, la distinction de ses types, de ses figures en général, et particulièrement de ses têtes de femmes, sorte d’idéal suave et mélancolique qui donnait à ses œuvres un cachet si nouveau.

On le voit donc, le succès était grand ; le genre modeste, mais sûr. Était-ce assez pour Scheffer ? N’avait-il rien rêvé de plus ? Se croyait-il au terme de ses efforts ? Loin de là. Cette faveur publique n’était pour lui qu’un aiguillon. Il en était heureux et fier tout comme un autre, et même il en profitait pour fonder son indépendance, mais sans y tenir autrement, et jamais pour la conserver il n’eût fait le moindre sacrifice de ses idées ni de ses espérances. Ses espérances étaient vastes : à mesure qu’il marchait, l’horizon s’étendait pour lui, et ses yeux découvraient des sommets qu’il prétendait atteindre. Il se sentait la flamme d’un grand peintre, la puissance de l’invention, le génie de l’expression ; que lui manquait-il donc ? Un instrument plus ferme et mieux réglé pour donner un corps à ses rêves, pour revêtir sa pensée d’une forme plus arrêtée et plus palpable. Il sentait bien qu’en glissant sur ses petites toiles il n’avait jusque-là qu’indiqué ce qu’il avait dans l’âme, et que pour en laisser une trace profonde il fallait gouverner autrement son pinceau. Au plus fort de sa vogue, il fut pris d’un immense regret de ce qu’il appelait son éducation manquée. Était-ce vers