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laborieux, que de peines il lui eût épargnés ! Trouver un fonds de savoir tout acquis quand on possède une telle nature, c’était tout réunir ! Sans doute on court quelque danger à suivre un maître, à s’attacher à lui, on y joue son originalité ; mais ceux qui gagnent à ce jeu-là, ceux qui surmontent ce péril, valent deux fois ceux qui ne l’ont pas couru, comme ces enfans qu’on élève à la dure et qu’on risque de perdre, mais qui, quand ils survivent, deviennent des Hercules.

Scheffer et ses compagnons n’étaient pas mis à telle épreuve ; aucun d’eux ne courait le risque d’être absorbé par son maître. Ce qu’ils avaient à craindre, c’étaient les fantaisies, les présomptions de leur jeunesse. Ils s’excitaient et s’échauffaient entre eux, sorte d’enseignement mutuel excellent pour détruire un système, pour en découvrir les défauts, en faire saillir les ridicules, impuissant à fournir le moyen d’en construire un nouveau. Abandonnés à leurs instincts, chacun suivait sa pente : Géricault préparait son Radeau de la Méduse, Delacroix sa Barque du Dante, Scheffer ses Bourgeois de Calais.

Qu’était-ce que ce tableau, qui parut au salon de 1819 ? Depuis ses débuts d’Amsterdam, depuis près de douze ans, Scheffer avait beaucoup peint et même exposé quelquefois. Il travaillait, cherchant sa route sans trop savoir où la trouver. Son tableau de 1819 laissait encore percer cette hésitation ; rien ne ressemblait moins à ce qu’il devait faire un jour, c’était encore le noviciat d’un écolier sans maître. Ni l’exécution matérielle, ni le dessin, ni la couleur, n’affectaient grand désir d’innover : on eût dit, au premier aspect, un de ces tableaux d’histoire comme alors on en faisait tant ; mais plus on regardait, moins on trouvait qu’il ressemblât aux autres. Certaines physionomies, certaines attitudes révélaient chez le peintre un don particulier qui le distinguait de la foule, le don d’exprimer la pensée et de faire lire dans l’intérieur des âmes.

L’expression de la pensée, telle était, à n’en pas douter, la vocation du jeune artiste. À la seule vue de ce tableau, tout incomplet qu’il fût, on eût tiré son horoscope. Il était évident que la peinture pour lui, la peinture proprement dite, ne serait pas le but suprême, qu’au-dessus de l’art lui-même il placerait quelque chose, qu’il demanderait à ses pinceaux un moyen prompt et saisissant d’émettre des idées, une langue intelligible à tous.

Est-ce bien là le but de l’art ? nous est-il donné pour cela ? On peut à ce propos composer des volumes, le texte est inépuisable, et tout à l’heure il faudra bien en dire quelques mots ; mais ne perdons pas de vue notre peintre, qui s’aperçoit enfin de sa vraie vocation et se dispose à la suivre. Au lieu de s’enfoncer dans l’ornière